Soudain, le pseudo Cluny bat faiblement des paupières.
— Compris, dis-je.
Je cherche à condenser mes questions, de manière à ce qu’il puisse leur répondre de cette façon élémentaire.
— Vous avez eu une attaque de poliomyélite, dis-je, vous vous trouvez actuellement dans un poumon d’acier, vous comprenez ?
Nouveau battement de cils.
Cet interrogatoire est étrange. J’ai l’impression de jouer dans un film de Boris Karloff.
— Vous subissez présentement une légère amélioration ; mais il se peut que celle-ci soit de courte durée. En bref, nous ne pouvons nous prononcer sur vos chances de guérison. Le mieux, pour vous, est donc que vous fassiez une déclaration si vous en avez envie… Avez-vous quelqu’un à faire prévenir ?
Il reste fixe. Ses yeux bleuâtres ne reflètent rien ; me voient-ils encore ? J’en doute, à en juger par leur éclat bizarre.
Pense-t-il seulement ? Est-il encore capable d’assembler des mots dans son crâne délabré ?
Je joue toute la partie sur une seule question, maintenant… Il ne doit pas penser, ou trop peu pour se dire que je peux être un policier et que ces paroles qui lui parviennent constituent un interrogatoire officiel.
— QUI FAUT-IL PRÉVENIR ?
Si dans sa torpeur d’agonisant, il parvient à répondre à cette question, je pourrai démarrer l’affaire, remonter jusqu’à la source…
C’est l’essentiel…
— QUI FAUT-IL PRÉVENIR ?
Alors je m’aperçois que, ne pouvant parler, il lui est matériellement impossible de répondre à cette question-ci.
Il ne peut s’exprimer que par la négative ou l’affirmative.
Il faut trouver un système…
— Vous avez quelqu’un à alerter ?
Il bat des cils…
— Une femme ?
« Oui », font ses paupières.
— Elle habite Strasbourg ?
Immobilité…
— Paris ?
Immobilité…
Sapristi, je ne peux pas passer en revue toutes les villes du globe…
— Elle habite la France ?
C’est général, mais aux grands maux les grands remèdes…
Il fait le signe affirmatif…
— Bon… Une grande ville ?
« Oui. »
J’ai de plus en plus l’impression de jouer aux noms de ville. Mais en ce moment ça n’est pas un jeu, c’est une tragédie.
Les médecins, l’infirmière, le flic suivent les péripéties de ce véritable drame à deux personnages dont un seul parle.
Tous sont crispés, tendus, plus crispés et plus tendus que s’ils assistaient à une opération chirurgicale périlleuse.
— Une grande ville de l’Est ?
Immobilité…
— Du Midi ?
Battement des paupières…
— Marseille ?
Immobilité…
— Nice ?
Immobilité…
— Cannes ?
Il bat des paupières.
Voilà enfin un résultat… Cet homme a quelqu’un à faire prévenir à Cannes. Mais comment faire préciser une adresse ?
— Cette dame habite un appartement ?
« Oui », font les paupières…
— Dans le centre ?
Je sursaute…
— Elle s’appelle Cluny ?
Immobilité…
Fausse joie !
Je décide de prendre le taureau par les cornes. En l’occurrence, le taureau, c’est l’alphabet.
— Vous me comprenez bien, n’est-ce pas ?
« Oui », fait-il.
— Je vais égrener l’alphabet, très lentement. Lorsque j’arriverai à la première lettre du nom de cette personne, vous me ferez signe.
Je commence : A… B…
Il fait signe.
— Son nom commence par B ? je demande…
Signe affirmatif…
— Parfait, la seconde lettre maintenant.
A… B… C…
Je poursuis, très lentement ; à L, il fait le signe.
— C’est L, la seconde lettre ?
« Oui. »
La troisième lettre est donc fatalement une voyelle.
— A ?
« Oui. »
Je crois bon de préciser…
— Donc, le nom commence par Bla ?
Signe affirmatif.
— Continuons…
— Je me remets à réciter l’alphabet… Le type garde les yeux fixes. J’en suis à la lettre T et il n’a pas donné de signal.
Un des médecins me touche le bras.
— Vous pouvez arrêter, me dit-il, voyez : il est mort !
CHAPITRE IV
R.A.S
C’est la tuile.
Votre petit copain San-Antonio a fait le voyage Paris-Strasbourg uniquement pour apprendre d’un agonisant qu’il connaît à Cannes une pépée dont le blaze commence par BLA. Vous avouerez que ça n’est pas lerche…
C’est la bouteille à encre, et même à encre de Chine… Dans toute sa noirceur !
Primo, on trouve un type avec une bombe perfectionnée dans sa valoche sans avoir la moindre idée sur la manière dont il comptait l’utiliser.
Deuxio, ce pèlerin, au moment de claboter, consent à ce que nous contactions une femme pour lui dire ce qui vient de lui arriver. Le pseudo Cluny avait-il assez de jugeote pour comprendre que nous avons ou que nous allions trouver sa praline, dans les bagages ? Oui, sûrement, puisqu’il a pu se livrer à ce petit jeu compliqué (pour un mourant) de l’alphabet. Alors, en se doutant que ça allait chauffer, il aurait mis sa femme — ou sa mère, ou ce que vous voudrez — dans le bain ?
Tout ça tourne aussi rond qu’un œuf.
Je soulève mon bada, parce qu’un macchab, c’est un macchab et qu’on lui doit le respect.
Je me tourne vers mon collègue de la police strasbourgeoise.
— On y va ?
Il fait un signe affirmatif sans me demander où.
Je salue les toubibs d’un geste désinvolte et j’emboîte le pas au collègue.
— Drôle d’affaire, hein ? murmure-t-il.
— Oui, je sens que je vais avoir du fil à retordre…
Je grimpe dans la voiture mise à ma disposition.
— Où désirez-vous aller ? fait-il…
— A l’hôtel où il était descendu…
Il donne les indications au chauffeur.
En cours de route, je lui dis :
— Vous allez faire photographier ce pégreleux, hein, les yeux ouverts ; je veux un bon cliché, genre identité…
— Bien.
La voiture s’arrête. J’en descends seul…
— Occupez-vous de ces photos, il me les faut d’urgence. Rendez-vous à la police, je veux examiner les bagages du mort. Pendant que vous y êtes, faites-moi retenir une couchette dans le train de nuit pour la Côte d’Azur ; il doit bien y en avoir un, non ?
— Certainement.
— Bon.
— Dois-je vous renvoyer la voiture ?
— Inutile, je me démerderai par mes propres moyens…
Il est gêné de prendre congé de moi en étant assis alors que je suis debout.
Il se livre à un tas de contorsions qui veulent être des courbettes.
Je le calme d’un hochement de tête.
Puis je pousse la porte tournante de l’hôtel.
Un petit groom en livrée bleue se précipite à ma rencontre, il m’examine les paluches, espérant y trouver deux valises accrochées puis, voyant qu’elles sont vides, il regarde derrière moi. Enfin comprenant que je suis un voyageur sans bagages, par conséquent un gars qui n’a pas besoin de ses services, il se désintéresse de ma personne.
Je m’avance vers l’immense comptoir de la réception…
Un type qui ressemble à Eric Von Stroheim, mais à un Eric Von Stroheim sans envergure, tourne de mon côté un crâne aussi lisse qu’un secrétaire d’acajou.