J’ai hâte d’être à Cannes pour essayer de retrouver une femme habitant un appartement du centre, et dont le nom commence par BLA… C’est plutôt coton, mais j’ai réussi des exploits plus périlleux.
Le flic strasbourgeois m’affirme que les photos du mort sont au tirage et que je les aurai d’ici un quart d’heure.
— En attendant, dis-je, j’aimerais passer un coup de fil à Paris. Je m’isole dans un petit bureau plein de papiers jaunis et de mouches mortes. Ça sent l’administration dans toute sa poussière, dans toute son horreur !
J’allume une gitane et je demande Paris, en priorité.
C’est le vieux, lui-même, qui décroche.
— Ici San-Antonio, je dis.
— Ah ! J’attendais de vos nouvelles avec impatience… Alors ?
Je lui fais le compte rendu succinct de mon petit voyage ici. A coup sûr, dis-je en terminant, l’affaire est mystérieuse à souhait : voilà un type qui vient de crever dans une ville où il est inconnu en laissant dans ses bagages une super-bombe… Il a l’air de tomber du ciel… Seulement, franchement, je ne crois pas du tout que ce cas curieux se rattache à l’histoire de l’attaché d’ambassade russe.
Le boss se tait.
— Allô ! je fais, craignant qu’on ne nous ait coupés.
— Allô, redit-il…
Un nouveau silence, puis :
— Que pensez-vous faire ? demande-t-il.
— Aller à Cannes ! J’ai un train dans peu de temps…
— Allez-y, concède-t-il… En arrivant là-bas, passez un coup de fil au commissariat principal ; si, dans l’intervalle, j’ai du nouveau, je téléphonerai un message pour vous…
— La planque de la morgue n’a rien donné ?
— Rien… encore.
Je lui sais gré de cet « encore ».
— Voyez-vous, boss, si vous voulez me permettre de vous faire part de mon sentiment, j’ai horreur de courir deux lièvres à la fois…
— Ça n’est peut-être pas deux lièvres que vous courez, San-Antonio.
— Toujours votre pifomètre qui joue au pendule, patron ?
— Admettons, dit-il… En tout cas, je vais vous apprendre quelque chose.
— Quoi ?
— D’après la photographie de la bombe envoyée ici par bélino, à ma demande, nos experts estiment qu’il s’agit d’une bombe russe !
Comme, stupéfait, je ne trouve rien à dire, il ajoute :
— Bon voyage.
Le déclic !
Je m’aperçois que ma cigarette s’est éteinte. Je la rallume et je pose mes pieds sur le bureau maculé d’encre. Je tire des bouffées voluptueuses.
D’un côté, je cherche un attaché russe disparu, de l’autre, je trouve une bombe russe, tombée du ciel… Après tout, le vieux n’a pas tellement mauvais blair !
Je passe en revue ma collection de cadavres : le Rigide, à qui j’ai fait sauter la gueule une fois cané ! La petite Frida, dont la moitié du corps est partie en morceaux, parce qu’elle avait un béguin pour ma pomme ! Rachel, précipitée par-dessus la barre d’appui d’une fenêtre… par mes soins ! Le faux Cluny, frappé de polio et décédé tandis que je le questionnais !
Des cadavres ! encore des cadavres ! Plus ou moins à l’actif d’un certain San-Antonio…
C’est moche à la fin ! Et pourquoi ?
Le sais-je au juste ? Pour l’enveloppe que le gouvernement me remet à la fin de chaque mois !
Certainement pas !
Pour le morceau de chiffon tricolore flottant au sommet des édifices publics ?
Je ne crois pas être un patriotard !
Non, seulement dans la vie, il y a ceux qui sont agents d’assurances, marchands de vin, manœuvres chez Renault, cireurs de parquets… Et puis ceux qui vivent en marge… En marge, pas forcément de la loi, mais surtout en marge de la vie.
Moi, je suis de ceux-là, comme on est nègre ; je n’y peux rien.
On ne choisit pas.
— Voilà les photos, monsieur le Commissaire ! dit le policier entrant.
Je pousse un soupir et j’écrase ma cigarette sous mon talon.
CHAPITRE VI
AUX DEVINETTES
Le commissaire principal de Cannes, je le connais pour l’avoir contacté au cours d’une de mes enquêtes dans le Midi.
C’est un gars trapu, brun avec des cheveux frisés sur un large front. Il ressemble vaguement à un taureau.
Ses yeux sont vifs et il a un accent qui sent l’ail, comme de juste.
— Qu’est-ce que vous venez fiche ici ? demande-t-il…
— Jouer aux devinettes, je réponds.
— Ah oui ! Et on peut vous donner un coup de main, collègue ?
— Peut-être, conviens-je. Je suis ici pour retrouver une femme dont le nom commence par BLA et qui connaît cet homme.
J’exhibe la photo de Cluny.
Pellegrini — c’est le nom de mon copain — regarde l’image.
La photographie est impeccable. Les mecs du labo ont redonné à ce visage mort toutes les expressions de la vie et n’importe qui s’y laisserait prendre. N’importe qui, mais pas un homme expérimenté comme Pellegrini.
— Hé, dites, murmure-t-il, il m’a l’air un peu mort, votre bonhomme…
— Il l’est d’une façon totale… Sa physionomie ne vous dit rien ?
— Rien du tout, ça n’a jamais été un de mes clients…
Première déception ! Ce n’est pas que je croie au Père Noël, mais j’espérais vaguement que mon homme serait une vieille connaissance de la police cannoise.
Ça, c’est la déformation « poulet » ! Toujours croire qu’un suspect fait partie de la collection !
— On n’a pas passé de message à mon intention ?
— Aucun…
— Bon, il ne me reste qu’à me mettre en quête de cette dame.
Pellegrini cligne de l’œil.
— On pourrait tout de même aller sécher un pastissou, non ?
— Hum, je commence, je ne suis pas venu ici pour la liche…
— Dans mon bistrot, continue Pellegrini, il y a l’annuaire…
Je le regarde. Je suis tellement enfoncé dans mes emmerdements que je n’avais pas songé à cet élément si commun et pourtant essentiel.
— D’accord ! J’en suis…
Blanc, Blanchet, Blanchon, Blavet, Blavette… C’est tout ! On a tort de se faire des idées préconçues.
Je m’imaginais, avant d’ouvrir le bouquin, que des noms commençant par « Bla », il devait y en avoir une séquelle. Eh bien, vous voyez, pas du tout… Cinq ! Ils sont cinq en tout et pour tout…
Une brusque allégresse me galvanise.
Si seulement ça voulait se mettre à rigoler, peut-être que je finirais par y voir un peu plus clair.
— Vous travaillez sur quoi ? demande mon collègue.
— Sur des carpes ! Pour la première fois de ma vie, j’enquête sur une affaire dont je connais les coupables, sans pouvoir pourtant la résoudre. Et c’est une affaire internationale, une affaire importante ! Et je suis limité par le temps… Et cette limite se rétrécit… Voilà, mon vieux, ce que je maquille ! J’ajoute que je commence à avoir les nerfs en boule et que je rêve de tout lâcher pour me consacrer exclusivement à la pétanque… J’en ai classe des macchabées, je voudrais un peu m’intéresser aux vivants, c’est légitime comme aspiration, non ?
Pellegrini est le genre de mec qui ne se casse jamais le bol !
Il me regarde.
— Vous, dit-il, vous êtes fortiche pour la châtaigne. Le bigornage, c’est tellement votre rayon que, dès que ça marque le pas, vous voyez rouge… Tenez, buvez plutôt un autre pastis… Et puis allez faire un tour sur le port… C’est joli, ça repose le ciboulot, vé !