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— Boulot ?

— Y a de ça…

— T’es sur une piste ?

— Pour ainsi dire, oui !

— Quelqu’un de dangereux ?

— Pas dangereux du tout ! Moins dangereux que l’enfant qui vient de naître… Il s’agit d’un mort…

— Un mort ?

— Oui…

— Qui ?

— Je ne le connais pas… Ça n’est du reste pas son identité qui m’intéresse… ou si peu ! J’ai besoin d’un mort et il fait l’affaire.

Ribot est à deux doigts de l’apoplexie.

— Tu as besoin d’un mort ?

— Je viens de te le dire.

— Pour… pour quoi faire ? juge-t-il bon de bégayer…

— Oh, pas pour passer la paille de fer, évidemment… Il n’y a pas grand-chose qu’on puisse demander à un type cané. Alors, ce mort-là, je ne lui demande pas autre chose que de continuer à être mort. Je ne peux pas t’expliquer ça, comme dit le Vieux : secret professionnel. Je t’en ai déjà trop dit !

Ribot, il est peut-être pointilleux, mais il a le respect du boulot. Du moment qu’un collègue lui dit n’avoir pas le droit de l’ouvrir, il n’insiste pas.

— Bon… En quoi puis-je t’être utile ?

— J’ai trouvé à la morgue d’Orléans le type qu’il me faut. Seulement, avant d’en prendre livraison, je tiens à m’assurer que ce macchabée est disponible, c’est-à-dire que personne ne viendra me le réclamer. Tu vas me fournir quelques détails sur l’identité et la vie de ce mec-là…

Je lui dis de quel zouave il s’agit et il met le cap en direction de la cabine téléphonique.

— Voilà, fait-il lorsqu’il est de retour, j’ai mis sur l’histoire un de mes petits gars. D’ici une demi-heure, tu auras tous les détails ; en attendant, si en se tapait un morceau de fromage de tête ? Ils le réussissent que c’en est une bénédiction dans cette tôle…

— Tu creuses ta tombe avec tes dents, je dis, lugubre.

Il hausse les épaules…

— Possible, admet-il, mais étant donné le volume du bonhomme, j’en ai pour un moment, non ?

On vient de pousser la boustifaille dans notre magasin général à grands renforts de petit Anjou lorsqu’un zig maigre comme le trésor français s’insinue dans l’estanco.

Il s’approche de notre table et salue.

— C’est Dubois, me dit mon collègue, comme si je n’avais vécu jusqu’à ce jour que pour faire la connaissance de Dubois.

Ribot dit à son subordonné :

— Assieds-toi, raconte au commissaire San-Antonio ce que tu as à lui dire, pendant ce temps on va te préparer un sandwich.

La bouffe, c’est son souci majeur à Ribot. Il ne pense qu’à ça… Il doit avoir dans la besace un ver solitaire long comme un rouleau de papier peint.

Dubois, c’est le genre obscur et besogneux… Le type qui s’achète un complet tous les dix ans, qui moud le café et essuie la vaisselle chez lui tout en faisant ponctuellement un lardon à sa grognace. L’agent payeur des allocations doit lui apporter ses prestations dans une valise tellement il en palpe épais ! Pour sa pomme, c’est le gros lot tous les mois ; il s’est construit son capital comme les castors ; vous voyez ce que je veux dire ?

— Alors ? je lui susurre, très engageant.

— Eh bien voilà, attaque-t-il, le mort dont il est question s’appelle Pantowiak…

— Un Polak ?

— Oui. Il est à Orléans depuis une quinzaine. Il ne fréquentait personne, ne recevait aucune visite. S’il a de la famille, celle-ci est restée en Pologne, je suppose… On ignore les motifs de son geste désespéré…

Au style oratoire de Dubois, je reconnais l’influence Ribot… Ses mecs, mon pote les fait jacter comme écrivent les journaleux : à grand renfort d’images toutes faites et de phrases dont on trouve la traduction dans tous les manuels de conversation étrangers.

Il continue…

— C’était un homme d’humeur sombre, ses camarades de travail pensent qu’il est venu dans notre ville à la suite d’un chagrin d’amour… Il regardait les filles d’un air nostalgique et il lui est même arrivé de pleurer…

— O.K., murmuré-je.

Ce que je viens d’apprendre me fortifie dans l’idée que j’ai mis la main sur le mort idéal.

— Ton Polak me botte, je dis à Ribot ; je vais l’adopter… Un fourgon mortuaire piloté par l’un de nos chauffeurs viendra en prendre livraison. Fais préparer les paperasses pour le transfert… Le gars s’en va sur Paris ; officiellement il est réclamé par un cousin, vu ?

— D’accord…

Ribot me considère d’un air flou.

— Tu repars quand ? me demande-t-il.

— Tout de suite…

— Tu ne peux pas disposer d’une petite heure encore ?

— Pourquoi ?

— Parce que je connais un petit coin où on mange le poulet en barbouille, recette berrichonne, c’est une pure merveille de l’art culinaire français. Fermez le ban ! je brame en rigolant…

En fin de journée, le cadavre du Polak est parvenu à destination, c’est-à-dire dans la petite salle des conférences de la maison poulaga où je fonctionne en qualité de gros ponte des services secrets.

Le chef penche sa balise sur le défunt.

— Vous l’avez mesuré ? dit-il au gars du labo qui assiste à la séance.

— Un mètre quatre-vingt-trois, chef !

— Donc, ça peut aller… Il y a la question des dents… Ou plutôt de la dent…

— Nous attendons un chirurgien-dentiste, il fera l’extraction de la prémolaire correspondante et la remplacera par une autre…

— Sur un cadavre, ce sera difficile, je suppose, je fais…

— Il est payé pour ça, tranche le chef qui a horreur d’une foule de trucs, y compris des objections.

— Alors, on peut manœuvrer ?

— Allez-y…

Le type du labo s’éloigne. Il revient quelques minutes plus tard, flanqué d’un collègue et d’une valise. Il sort une paire de gants en caoutchouc de sa poche, les enfile et ouvre la valoche.

Dedans, il y a des vêtements d’homme : un complet gris de bonne coupe, à peine fatigué ; une chemise en nylon blanc, une cravate tricotée noire, des chaussettes noires, des mocassins de cuir noir.

Les deux gars se mettent en devoir de déloquer le Polak et de lui passer les fringues qu’ils viennent d’apporter… Ils n’oublient pas le slip…

Le chef assiste à la séance de strip-tease.

— Ça me paraît coller, dit-il.

— Ça colle, reconnaît le copain du laboratoire, ça colle à l’exception des chaussures qui sont trop justes… Ce type a des panards terribles ! Les chaussettes peuvent, à la rigueur, aller en mordant un peu sur le talon, mais les godasses, même en les mettant à la forme, on ne peut espérer les lui passer, car il est raide comme la justice, ce qui ne facilite pas les choses.

Le chef flatte de la main son élégante calvitie.

— Voilà qui est fâcheux, murmure-t-il… Fâcheux… Dites à Blachin de nous apporter toutes les chaussures qu’il aurait pu ramener d’Allemagne, ces temps-ci… Il est tellement coquet que, sans risque de se tromper, on peut penser qu’il en a rapporté douze paires ! Comme il chausse du quarante-six, ce serait bien le diable si on ne trouvait chaussure au pied de ce mort…

Ce qu’il y a de bien, avec le Vieux, c’est qu’il gamberge à tout. Avec lui, c’est comme avec les dentellières de Bruges : tout est fignolé de façon impec. Son idée des godasses de Blachin, c’est une petite merveille dans le genre système D.

Et comme il connaît bien ses zouaves !

Blachin, en toute impartialité, y a pas plus moche que lui sur la planète Terre : il est grand, gros, rouge, chauve, mafflu, plein de verrues avec et sans poils ; et ajoutez, pour couronner le tout, un air gland comme on n’en trouverait que dans une encyclopédie de la connerie à travers les âges !.. Sa qualité dominante : l’intelligence… Son défaut le plus discret : la coquetterie.