Pellegrini sort de la terrasse.
— Ce cadavre me retourne, avoue-t-il. Quelle est votre idée, San-Antonio ?
— Il n’y a pas de cadavre, Pellegrini, pas de cadavre, mais une femme grièvement blessée, vous m’entendez ?
Il ouvre des gobilles formidables.
— Je suis peut-être bouché, mais du diable si je comprends où vous voulez en venir !
Je lui mets la paluche sur l’épaule.
— On a tué cette fille pour la faire taire, mon vieux. Comme les fumiers qui ont fait ça ont tiré à travers la porte, ils n’ont pu vérifier si leur besogne était accomplie. Ils le croient parce que la chose est probable, mais elle n’est pas prouvée. Je décide donc qu’un miracle a épargné la fille. Du moins partiellement ! Si vous le voulez, la version est la suivante : on a retrouvé une môme râlante. Plusieurs balles dans la poitrine, par miracle, aucun organe vital n’est atteint. Elle est extrêmement faible parce qu’elle a perdu beaucoup de sang. On lui a fait des transfusions. On espère que dès demain elle sera en état de parler…
— Je comprends, approuve Pellegrini, et vous espérez que les tueurs essaieront de la finir ?
— Juste. Quand on prend le risque de tuer une fille, c’est parce qu’on est absolument décidé à la lui boucler pour toujours. Nous allons installer une souricière quelque part. Et voilà pourquoi je vous ai demandé. Il me faut un endroit sûr, en fait d’hosto, et des types sûrs pour l’y conduire. Je ne tiens pas à ce qu’on chuchote que mon histoire est du bidon…
Pellegrini réfléchit.
— J’ai un ami qui est chef de clinique, dit-il, de son côté ça s’arrangera facile, mais on ne peut être assuré que les infirmiers, les ambulanciers, les gardes-malades feront le motus ; j’ai autre chose à vous proposer…
— Quoi ?
— Ma femme…
Je n’entrave pas très bien.
— Votre femme ?
— Oui… Je vais lui dire de radiner ici. Elle jouera à la blessée. Nous camouflerons le corps de la morte en attendant. De la sorte je n’aurai que le toubib à mettre dans la confidence, et je réponds de lui, c’est un dur ! On a fait le maquis ensemble !
Sans attendre mon avis, il va décrocher le téléphone et affranchit sa guenon sur le rôle qu’il espère lui faire jouer.
Il raccroche et se tourne vers moi, radieux.
— C’est une romanesque, dit-il, elle accepte d’enthousiasme. Comme ça, j’aurai une nuit de liberté, à quelque chose malheur est bon ! Eh bien, je vais chez mon pote pour l’affranchir. Dès que ma bonne femme sera là, téléphonez au numéro que voilà.
Il s’en va et je demeure seul avec le cadavre de la fille. Je profite de ce tête-à-tête pour fouiller le studio. Mais ce petit travail ne m’apprend rien d’intéressant. La nervosité me gagne. J’allume des gitanes que j’envoie balader. Je me dis : en voilà assez, assez ! Depuis des semaines je suis sur une affaire foireuse, tout ce que je touche s’effrite comme ces pierres poreuses bouffées par le temps…
Je me promène d’un bout de la France à l’autre, je gueule, je charrie des cadavres, j’en fabrique, j’interroge… Tout cela sans enlever le plus léger résultat.
Cette formule de l’appât de la morgue à Paris n’a pas l’air d’attirer les poissons… S’il y avait eu du neuf, le chef m’aurait prévenu. Tiens ! Il faudra que je lui passe un coup de fil, à celui-là !
Assis dans un fauteuil de la terrasse, j’examine le paysage, la mer toute proche, les palmiers… Il ne me manque qu’un coup de whisky. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais je deviens presque sobre ces temps-ci. Et la sobriété, si elle convient aux chameaux et aux équilibristes, n’est pas mon rayon. Au contraire… Pour bien gamberger et rester le caïd du coin, il me faut du raide dans les entrailles.
Je vais fureter du côté de la cave à liqueurs que j’ai aperçue au cours de mon tour d’horizon. Je déniche exactement ce que je désire, comme quoi on finit toujours par trouver ce qu’on cherche quand on veut bien s’en donner la peine.
C’est une bouteille de scotch, non décapsulée.
Je la déflore en moins de deux, je retourne faire sisite dans le transat et je l’ajuste à l’endroit que le Bon Dieu m’a donné pour cet usage, c’est-à-dire à mes lèvres. La bouteille étant pleine, je n’ai pas à renverser beaucoup la tête…
Tandis que je tète, je cligne des yeux. Un rayon fugace de soleil me pénètre droit dans les châsses. C’est d’autant plus curieux que, non seulement je suis à l’ombre, mais encore j’ai le dos tourné à ce que le poète appelle l’astre du jour !
A nouveau, le rayon de soleil danse sur la terrasse.
On dirait qu’un gamin s’amuse à capter ce rayon dans un miroir et à me le braquer dans le gicleur. J’aime pas du tout ces façons-là, moi… Oh ! mais pas du tout…
Je regarde en direction de l’éclat… Je vois qu’il provient d’une fenêtre d’un immeuble moderne situé de l’autre côté de la rue. A cette fenêtre, il y a un rideau dont un côté est légèrement soulevé.
Ce qui reflète le soleil, ce n’est pas autre chose que la lentille d’une lunette d’approche.
Quelqu’un m’observe à distance, embusqué derrière le rideau. Mais, sans qu’il s’en doute, le soleil l’a trahi. J’y vois un heureux présage. Si le soleil se range de mon côté, tous les espoirs me sont permis !
CHAPITRE VIII
DU NOUVEAU
Un pas sur la terrasse me fait me retourner. Une gentille petite bonne femme s’amène. Elle va franchir la zone découverte et se placer dans le champ visuel de l’observateur.
— Arrêtez ! je fais…
Elle stoppe.
— Vous êtes madame Pellegrini ?
— Oui…
— Ne venez pas jusqu’ici, quelqu’un surveille la maison avec une longue-vue. Restez où vous êtes !
J’allume une cigarette et je la rejoins nonchalamment.
— Ne bougez pas de l’entrée ; si les infirmiers rappliquent, dites-leur de ne pas pénétrer non plus sur la terrasse et de m’attendre, je reviens tout de suite…
Je descends l’escalier de pierre, je saute dans l’ascenseur et me voilà dans la rue.
J’ai pris des repères sérieux… La fenêtre par laquelle on m’observait est située au haut de l’immeuble voisin, entre une fenêtre pourvue d’un store tango, et une autre à rideaux rouges. Donc, impossible de me tromper.
Je me demande qui est l’observateur : peut-être tout simplement un maniaque qui s’amuse à faire le voyeur ? Mais je tiens à en avoir le cœur net.
Je traverse la rue. L’immeuble qui me préoccupe ressemble comme un frère à celui que je viens de quitter. Une concierge jeune et comestible frotte le hall avec un balai brosse, les mains protégées par des gants en caoutchouc…
— Pardon, madame, je fais avec mon sourire type Gregory Peck, pouvez-vous me donner la liste de vos locataires du septième ?
— Pour quoi faire ? s’inquiète-t-elle.
— Mettons que ce soit à seule fin de soulager une curiosité légale, je dis en produisant ma carte.
Elle n’est pas outre mesure épatée. Une carte de police n’a plus le même prestige, de nos jours, auprès de la jeunesse.
— Au septième, dit-elle, j’ai un professeur de natation qui est sur la plage en ce moment. Une institutrice en vacances et un appartement à louer…
— Répétez ! je fais… Un appartement à louer ! Voilà plusieurs lustres que je n’ai pas entendu prononcer une pareille phrase par une concierge !
Elle hausse les épaules.
— Il est à louer, c’est façon de parler, en vérité on ne peut pas le louer pour le moment parce que le type qui avait ça est mort et que les héritiers se bouffent les foies…