Il est coquet comme un pou ! Et il est persuadé que si on le présentait sur un plateau à Miss Univers, à côté de Mastroianni, c’est sa pomme que la donzelle choisirait, sans l’ombre d’une hésitation, pour jouer à papa-maman.
Tout son fric passe en costards et en linge fin. Il est le champion du tweed, du prince de Galles, de la tricotine, de la flanelle… Le roi de la chemise en soie, l’empereur de la cravate et le Zeus de la godasse. Il ramène de chaque expédition des fringues plus extraordinaires les unes que les autres dont il emplit ses armoires avec un ravissement d’Harpagon.
Cette marotte a du bon, puisque, grâce à elle, nous pouvons nous procurer pour notre mort des godasses made in Germany.
Deux jours plus tard, il a sa fausse dent, le Polak, et il est prêt pour sa mission.
Le chef me fait appeler.
— San-Antonio, je pense que, maintenant, la phase la plus importante — ou du moins, la plus délicate — de l’opération va se dérouler. C’est à vous de jouer…
— O.K., ça fait un moment que j’attends ça…
— Ce soir, un avion militaire vous conduira à Strasbourg… avec votre petit ami, le rigide…
J’éclate de rire.
— Le rigide, c’est un chouette blaze à lui refiler, je m’esclaffe.
Il ne daigne pas partager mon hilarité, ni se montrer flatté de l’avoir provoquée.
— Une fois à Strasbourg, une voiture vous chargera l’un et l’autre… Le chauffeur connaît le moyen de pénétrer en Allemagne sans passer par un poste de douane. Lorsque vous ne serez plus qu’à un kilomètre de votre lieu de destination, il vous laissera, et alors vous agirez comme bon vous semblera, compris ?
— Compris…
— Vous savez exactement ce que vous aurez à faire ?
— Je le sais, boss.
— Alors, n’y revenons plus. Voici les différents objets que vous devez introduire dans les poches du rigide : un briquet, un paquet de cigarettes américaines entamé, dans la poche gauche de la veste, ainsi que ce trousseau de clés ; j’ai dit gauche, n’oubliez pas ce détail, car notre mort doit être gaucher… Voici une boîte d’allumettes allemandes qui va dans la petite poche intérieure de la veste. Voici le portefeuille garni qui va dans la poche intérieure droite ; droite : toujours pour le même motif… Voici un morceau de crayon, un mouchoir, un canif qui va dans la poche gauche du pantalon… Il n’y a rien dans la poche droite. Je préfère vous laisser le soin d’introduire ces objets au dernier moment, car je crains qu’en les y mettant tout de suite, ils n’en sortent au cours des multiples manipulations.
Il glisse les machins énumérés dans un petit sac de toile qu’il ferme au moyen d’un cordon rouge.
— Tenez, prenez…
J’attrape le sac et le mets sous mon bras.
— Maintenant, voyons le reste, poursuit le chef.
Il ouvre un tiroir de son bureau et y puise un soufflant de gros calibre. Un engin pareil mérite qu’on lui retienne une vitrine au musée de l’armée… Ça doit cracher des noyaux gros comme des cigares, ce composteur-là ! Et, pour comble de raffinement, il est muni d’un silencieux…
— Prenez, dit le Vieux, c’est ce que les Allemands fabriquent de plus perfectionné… Il y a un chargeur de dix balles là-dedans, ce sont des balles explosives… Tirées à bout portant, elles font beaucoup de dégâts, beaucoup trop, vous me comprenez ?
Je vous comprends parfaitement, chef !
CHAPITRE II
DRÔLE DE TURBIN !
La voiture est une vieille Opel teinte en noir ; le chauffeur un Alsacien entre deux âges aussi loquace qu’une armoire normande.
Il fait une nuit d’encre sur cette belle région de l’Allemagne, et la route sinue dans des bois en décrivant des mouvements de grand-huit.
A mes côtés, sur la banquette, se trouve le rigide. Il est allongé, raide comme un poteau, les talons reposant sur le plancher de la voiture, le crâne coincé par le plafond, le reste de son corps dans le vide. Ça fait un drôle d’effet de se balader avec un compagnon de cette nature. Je vous jure bien que vous avez plus envie de lire les aventures de Bibi Fricotin que du Baudelaire !
Nous longeons sur une certaine distance un cours d’eau dont les jaillissements d’écume scintillent dans l’obscurité. Je sais, pour avoir potassé le trajet sur la carte, qu’il s’agit de la Kinzig, un affluent du Rhin.
J’en déduis donc que Freudenstadt n’est plus très loin.
Donc, ça va être à moi de jouer…
J’allume une cigarette et je me mets à gamberger à la situation. Au fond, mon job n’a rien de tellement déprimant, seulement il est délicat comme tout… C’est du travail d’horloger et comme, soit dit entre nous et la rue de Rivoli, je suis à ma manière une sorte d’orfèvre, c’est bien entendu à moi que le boss a pensé pour l’exécuter…
La tire arrive à l’orée d’un village. Mon chauffeur se range soigneusement en bordure de la route…
— Je descends ici, dit-il…
Il me tend un porte-cartes de mica.
— Les papiers de la voiture…
— Merci…
Il descend de voiture, j’en fais autant afin de prendre sa place au volant… Il a un bref salut, un peu trop raide, un peu trop germanique à mon gré, puis il serre la ceinture de sa gabardine verte et s’éloigne sans se retourner en direction du village. Je lui laisse le temps de prendre du champ ; je me glisse derrière le volant et j’actionne la guinde… Je me mets à rouler doucement. La nuit est toujours très noire, mais, avec quelque chose de velouté et d’émouvant. Elle sent bon la terre fraîche et la nature humide… Je traverse sans encombre le village endormi. Il y a, à l’autre extrémité, un poste militaire français encore éclairé. En passant devant j’ai le temps d’apercevoir quatre soldats qui jouent aux brèmes à une table et un cinquième qui se tape en solitaire un grand coup de Traminer, son flingot entre les jambes…
Puis c’est la route serpentine…
Sur la droite, couronnant une hauteur, se dresse un castel démantelé comme on en représente sur les affiches de voyages conseillant aux touristes de visiter la Forêt-Noire.
Le chef m’a dit : « Lorsque vous verrez les ruines, sur la droite, au sortir du pays, vous continuerez jusqu’à ce que vous aperceviez en bordure de la route un mur écroulé. Vous pourrez vous arrêter à hauteur de ce mur, car la propriété des Bunks n’est distante que d’une centaine de mètres… Vous ne pouvez pas vous tromper : elle se dresse derrière un rideau d’arbres et son toit est orné de deux flèches de métal terminées par une boule de verre… »
J’arrive au mur écroulé et j’arrête le moteur. Je descends de mon bahut pour prendre contact avec le lieu de mes proches exploits.
Quelques pas, sur la route, m’amènent à proximité du fameux rideau d’arbres ; derrière lui, effectivement, m’apparaît la masse sombre de la maison aux deux flèches. Je reviens à l’Opel, je remets le moteur en marche et, tout en restant en première, j’aborde le talus.
La bagnole tangue dangereusement et mon copain le rigide bascule. Son crâne pète contre la vitre. Ça fait exactement comme un coup de marteau, mais, dans ce cas, il ne craint plus de se faire de bosse. C’est du solide, comme mort… On peut lui taper dessus ! Et puis, comme disait l’autre, s’il savait où je vais le conduire tout à l’heure, il aurait davantage les chocotes ! Mais les morts ont sur les vivants l’avantage de ne plus rien savoir et de ne plus trembler…