— Messieurs officires franzoses vous demandent ! me dit-elle.
Elle approche de mon plume et me tend sa bouche. Je lui roule le patin de la sympathie et je me lève.
Un instant plus tard, je trouve un petit état-major dans la salle à manger de l’auberge. Mon lieutenant de la veille est là, avec un colonel et un officier de gendarmerie allemand. Ils sirotent une grande bouteille de Traminer. Allons, l’occupation française m’a l’air de bien se passer.
En m’apercevant, le lieutenant se lève.
— Voici Nikaus, qui a aperçu le mort, dit-il au colonel.
Le colonel a les cheveux grisonnants et une petite moustache à la Adolphe Menjou.
Il me salue d’un hochement de tête.
— Affaire très compliquée, dit-il…
— Vraiment ? je demande…
— Oui… Nous sommes allés, accompagnés par la police allemande, au domicile des Bunks. Le cadavre est celui de leur fils : Karl…
— Vous avez l’assassin ?
Il hausse les épaules.
— Je suis officier et non pas flic, grommela-t-il.
A la façon dont il prononce le mot flic, on comprend parfaitement qu’il n’a pas les représentants de cette corporation en très haute estime.
Il continue :
— Vraisemblablement, il s’agit d’une vengeance. Les Bunks sont favorables à un rapprochement franco-allemand… Karl Bunks était attaché à l’ambassade allemande à Paris ; voici quinze jours qu’on ne l’y avait pas vu… J’ai eu Paris au fil, cette nuit. Sans doute était-il venu dans sa famille… Quelqu’un du pays qui n’admet pas la collaboration nouvelle l’aura rencontré, reconnu et lui aura réglé son compte… Les cas de ce genre abondent… Le décès de ce garçon remonte apparemment, aux dires du major, à une quinzaine en effet !
Je suis ses explications avec l’attention d’un sourd soucieux de ne perdre aucun mouvement de lèvres.
— Sa famille a dû être bouleversée, je murmure.
Il hausse les épaules.
— Les Allemands ont le sens des catastrophes… Ils sont toujours très bien lorsqu’une tuile leur tombe sur le coin de la tête.
Je regarde avec inquiétude le gendarme qui les accompagne.
Le colonel suit mon regard.
— Il ne parle pas français, dit-il.
Je voudrais hasarder une question, mais je n’ose pas trop, de peur de paraître trop curieux.
— Comment personne ne l’a-t-il découvert avant ? je questionne. Voilà qui est curieux, non ?
Le colonel semblait attendre cette phrase. Un petit rictus contracte les coins de sa bouche.
— Très curieux, murmure-t-il.
Il fait une brusque volte-face et m’attrape par le revers de mon veston.
— Seulement, ce qui est curieux, monsieur… heu, Nikaus… Ce qui est vraiment curieux, c’est que vous ayez pu l’apercevoir de la route…
Un voile chaud m’enveloppe la théière.
— Co… comment ? je balbutie…
— Oui, renchérit l’officier… en effet, comment ! Comment avez-vous pu l’apercevoir de la route alors qu’il en était éloigné de cent mètres au moins et qu’il y avait un court de tennis entre la route et lui…
J’ai un pincement au bulbe du cerveau. Et moi qui me suis mis dans les draps avec la satisfaction du devoir accompli ! Comme un crétin, j’ai pris le grillage du court de tennis pour celui bordant la route.
Il y a un instant éternel de silence. Un silence pendant lequel on sent mijoter la matière grise de chacun des assistants.
— C’est ridicule, je murmure…
— Mais non, fait le colon, c’est étrange, sans plus…
Il se verse à boire, sirote son glass de blanc, le repose et dit :
— Bien que n’étant pas flic, j’aimerais au moins résoudre ce mystère. Un homme capable de découvrir en pleine nuit un cadavre situé derrière un obstacle à cent mètres de lui, cet homme-là, monsieur… heu, Nikaus, cet homme-là doit avoir un don de visionnaire. Ou alors, il est doué pour la recherche du cadavre… Dans les deux cas, il éveille l’intérêt.
Je comprends que je me trouve dans une impasse terrible. Alors, aux grands maux, les grands remèdes.
— Mon colonel, dis-je, puis-je avoir un entretien privé avec vous ?
Il hésite, mais mon regard est si incisif qu’il accepte.
Je l’entraîne tout au fond de la salle dans une embrasure de fenêtre. Là au moins, nous sommes certains de ne pas être épiés par des yeux ou des oreilles indiscrètes.
J’entrouvre ma veste, écarte un point précis de la doublure qui, à cet endroit, tient avec des pressions. J’en extrais ma plaque spéciale et je la montre au colon.
Il ouvre de grands yeux et me la rend.
— Vous auriez dû me le dire tout de suite, dit-il.
— Ma mission doit rester secrète, fais-je. Je vous serais reconnaissant d’oublier immédiatement qui je suis et de poursuivre votre enquête exactement comme si cet incident ne s’était pas produit… Vous seriez très aimable de me faire citer comme témoin chez les Bunks… Mettons que je m’intéresse à eux… Mettons aussi que j’aie des yeux de lynx et que je sois capable de voir un cadavre à cent mètres… Ou plutôt, mettons que ce soit l’odeur putride seulement qui m’ait fait pressentir un drame, qui m’ait poussé à la curiosité… Je suis certain que vous arrangerez très bien la chose, mon colonel…
Il fait un signe affirmatif.
— Comptez sur moi.
Nous nous rapprochons de la table.
Le lieutenant paraît affreusement vexé d’avoir été tenu à l’écart de cette petite conférence. Le gendarme louche sur la bouteille et sur son verre vide…
— Monsieur… heu, Nikaus, vient de me donner une explication satisfaisante, conclut le colonel. C’est l’odeur qui l’a choqué… C’est ça, l’odeur… Il a eu… Il s’est permis de franchir la barrière pour se rendre compte et… il… Bref, pas de questions…
Il se lève.
— Puis-je vous demander de nous accompagner sur les lieux du drame, monsieur… heu, Nikaus ?
— Mais certainement, colonel !
Je suis dans une rogne noire. Cette crème de juteux, avec ses façons brusquement déférentes, risque de tout compromettre…
CHAPITRE IV
NI FLEURS, NI COURONNES
Quand vous pénétrez dans la baraque des Bunks, ça vous fait le même effet que lorsque vous franchissez la porte d’une mosquée ou d’un temple bouddhiste.
Une impression d’ampleur insolite et vaguement sépulcrale vient vous masser le cervelet. Le style est gothique. Les pièces sont immenses et on a envie de marcher au pas de l’oie dans toute la boîte.
Un maître d’hôtel plus rigide que mon copain le rigide nous salue en se cassant en deux. J’ai l’impression que son corset, en obéissant à ce mouvement, fait un bruit de godasse neuve.
Il nous dit, dans un français très bredouillé, qu’il va nous annoncer à Herr Bunks.
J’attends le Herr Bunks avec curiosité. Je l’imagine déjà : très teuton, avec monocle et calvitie accentuée par le rasoir… Mais il ne faut jamais avoir d’idées préconçues : Bunks est un petit sexagénaire pâlot, au visage aigu. Il a une épaisse chevelure blanche, séparée par une raie ; des lèvres minces, un regard bleu-vert, ardent et furtif à la fois, auquel les verres de ses petites lunettes à monture d’argent donnent des reflets étranges.
Il est très calme…
En pénétrant dans la pièce, il adresse un bref salut au colonel qu’il a déjà vu dans la matinée et se tourne vers moi d’un air interrogateur.
— Voici M. Nikaus qui a découvert cette nuit le corps de votre malheureux fils, dit le colonel.
Je m’incline. Il a un mouvement de tête hautain.