A cet instant, une pépée entre dans le salon. Oh ! madame ! Ça vaut son bulletin de présence sur cette planète ! Une gerce pareille, quand elle fout le pied dans votre univers, vous n’avez plus qu’à vous asseoir, après avoir remonté la sonnerie de votre réveille-matin sur huit heures et à la regarder votre chien de soûl.
Permettez que je vous donne un aperçu du personnage.
Imaginez une couverture de Life, primée au concours de la meilleure illustration !
Elle doit revenir des sports d’hiver, car elle est hâlée comme un moniteur d’Antibes. Elle est de taille moyenne, merveilleusement moulée, avec des seins et des fesses qui disent merde à la gaine Scandale. De longs cheveux d’un blond très pâle — des cheveux à la Veronica Lake — encadrent son visage de madone aux yeux verts… Elle est vêtue d’un tailleur noir et d’un chemisier blanc qui met en relief son visage bronzé…
— Ma fille, dit Bunks.
Nous saluons, le colon et moi, la gorge séchée par l’admiration…
Bunks dit en français à l’arrivante :
— Christia, voici la personne qui a découvert le corps de Karl !
Elle éprouve aussitôt un vif intérêt pour ma pomme.
Ses yeux verts de tigresse m’enveloppent entièrement.
— Vraiment, murmure-t-elle.
Elle ajoute :
— Pouvez-vous nous expliquer ce que vous faisiez dans notre propriété en pleine nuit ?
Lui dire que c’est grâce à un besoin de pisser que j’ai découvert son frangin me paraît impossible.
— Je suis voyageur de commerce, Fräulein, j’ai voulu cette nuit me dégourdir un peu les jambes car, au volant, je sentais le sommeil me gagner. Je me suis mis à marcher, le long de votre propriété… Il faisait doux et tiède… Et alors j’ai été surpris par, je vous demande pardon, Fräulein, une odeur épouvantable… J’étais persuadé qu’il s’agissait d’un être humain. Un instant j’ai eu l’intention de donner l’alerte, mais en pleine nuit, j’ai tout de même eu peur de me tromper. Alors je me suis permis de franchir la clôture pour en avoir le cœur net. J’ai constaté que mon odorat ne m’avait pas trompé. Que faire ? J’ignorais tout de cette propriété… Comme elle recelait un cadavre, il n’était pas très indiqué de prévenir les propriétaires en premier chef. Ce sont donc les autorités que j’ai alertées…
Je me tais, ravi de ma trouvaille. Ma parole, je suis tellement convaincant qu’il me semble que les choses se sont passées ainsi ! Ce que c’est que la persuasion !
Elle continue de me regarder.
— Ce qu’il y a d’étrange, dit-elle, c’est qu’un promeneur ait décelé depuis la route l’odeur dont vous parlez, alors que, dans l’après-midi d’hier, trois de mes amis et moi-même avons joué au tennis dans le court contre la grille duquel se trouvait le corps de mon frère…
C’est un nouveau mauvais point pour bibi… Une autre fois, je prendrai garde à bigler un peu mieux les alentours lorsque je ferai de la mise en scène… Ce court de tennis que j’ai pris pour la route sera l’un de mes mauvais souvenirs…
Je hausse les épaules le plus innocemment du monde.
— Cela est très curieux, en effet, dis-je… Peut-être le vent soufflait-il dans un autre sens…
Piètre suggestion ! J’en conviens en la faisant.
Bunks tranche l’entretien comme un pudding.
— La police éclaircira cela, dit-il…
Cela veut dire : faites la valise, vous commencez à me courir… Le colonel, qui n’a en effet rien d’un policier, surtout pas son aplomb, plonge pour un nouveau salut.
— Croyez que je compatis à votre douleur, Herr Bunks. Je mettrai personnellement tout en œuvre pour que le coupable soit démasqué et châtié.
Je m’incline à mon tour…
— Navré d’avoir été le point de départ de cette affreuse nouvelle… J’ai laissé mon adresse aux autorités pour le cas où mon témoignage serait nécessaire…
Nous partons ; je sens sur mes épaules le double regard de Bunks et de sa fille.
Une fois hors de la demeure, je m’avise de demander au colon où se trouve le corps de la victime.
— Mais… chez eux…, fait-il. Je sais, j’aurais dû envoyer le cadavre à la morgue, seulement, étant donné la personnalité de Bunks, il m’était difficile de leur infliger cette épreuve supplémentaire… D’autant, je vous le répète, qu’ils sont très francophiles, donc à ménager…
— Bien sûr…
Je prends congé de l’officier. Je sens qu’il est brûlant de curiosité. Il donnerait sa Légion d’honneur pour savoir ce que je suis venu fiche ici et ce que j’y ai maquillé, au juste. Mais je n’ai pas de pitié ; s’il aime les mystères, il n’a qu’à lire des romans policiers…
— Au revoir, colonel…
Je le quitte sur la place du village et je me dirige vers l’auberge. Maintenant, ma mission est accomplie et je peux regagner Paris ; je le dois même car j’ai l’impression qu’un gros turbin se prépare déjà pour moi, là-bas…
Avant de me mettre en route, je décide de me taper une graine solide. Le gargotier de l’hostellerie n’est pas manchot et j’aime assez sa bouffetance.
Frida me guettait. Elle rosit d’émotion en voyant radiner son petit Franzose. En voilà une dont j’ai meublé les souvenirs pour un bout de temps, soit dit sans vouloir me faire de publicité. Elle dresse mon couvert et s’active à me servir.
— Vous, repartir ? demande-t-elle mélancoliquement.
— Oui, ma jolie, moi repartir… Les hirondelles aussi partent, mais elles reviennent.
Cette promesse n’a pas l’air de la rassurer, on a dû trop la rencarder sur l’insouciance française…
J’expédie le menu.
Alors, au moment où je règle l’addition, elle penche son corsage plein à craquer au-dessus de moi.
— Vous aimez kirsch ?
— Beaucoup…
— Bon, alors moi aller mettre bouteille de vieux kirsch dans votre automobile.
Elle me sourit tristement.
— Souvenir, balbutie-t-elle.
J’en suis remué.
— T’es une gentille môme, Frida… D’accord, va porter ta bouteille de raide dans ma guinde, ça me donnera l’occasion de penser à toi, pendant le voyage.
Je réalise qu’au fond, ces paroles sont loin d’être un compliment puisqu’elles laissent entendre que je pourrais l’oublier sitôt tourné le coin de la route…
— Je ne me laisserai pas accaparer par le volant, j’ajoute…
Cela en pure perte, because la subtilité ça n’est pas son turf à Frida. Sortie des grosses salades de valet de ferme, elle n’entrave que pouic aux madrigaux savants…
Elle s’éclipse.
A ces façons mystérieuses, je devine que la bouteille de kirsch ne va pas lui coûter très cher. Sans doute va-t-elle l’étrangler à la cave, en douce…
Mais, comme le dit Félicie, ma brave femme de mère : « A cheval donné, il ne faut pas regarder les dents ! »
Pour lui laisser le temps d’opérer sa manœuvre, j’allume un cigare. L’aubergiste me débite un laïus, moitié en français, moitié en allemand, pour m’exprimer sa satisfaction d’avoir eu sous son toit un homme d’une telle qualité.
Juste au moment où il reprend son souffle, une formidable détonation retentit.
— Qu’es aco ? je demande.
Il semble tout aussi stupéfait que moi.
— On dirait que ça vient du hangar, énonce-t-il.
Il court à la porte de derrière de l’auberge. Je lui file le train, les précieuses mordues par les dents acérées du pressentiment.
Lorsque je ressens ça, vous pouvez décrocher le bignou et alerter les pompelards : neuf fois sur dix, c’est qu’il vient d’arriver quelque chose.
Et ce qui est arrivé, cette fois, est plutôt moche.