Ma brave Opel qui m’attendait dans la cour ressemble à une guinde sur un champ de bataille. Il en manque la moitié, le reste n’est plus qu’un tas de ferraille tordue qui flambe allégrement.
De ce tas de ferraille émergent deux jambes et un derrière… Au milieu de la cour, entre autres débris, il y a une main de femme déchiquetée, crispée sur le goulot d’une bouteille qui fut une bouteille de kirsch ; et il n’y a pas besoin d’être licencié ès lettres pour comprendre que cette main fut la main de Frida.
Je me dis qu’une fois de plus, le petit mec aux cheveux blonds qui a des ailes dans le dos, et qui m’accompagne dans toutes mes randonnées, a vachement fait son turbin.
S’il n’avait pas soufflé à l’oreille de Frida qu’une bouteille de kirsch me ferait plaisir, c’est moi qui serais le bénéficiaire de la bombe que des fumelards ont glissée dans mon bahut. Et probable qu’à cette heure, moi qui vous jacte, j’aurais les claouis dans le pommier du jardin !
CHAPITRE V
MISS AUTO-STOP
Moi qui croyais ne plus revoir le colon, c’est gagné !
Tout le ban et l’arrière-ban des troupes d’occupation rappliquent pour voir ce qui se passe.
Le tableau est suffisamment éloquent et se passe de commentaire.
— Vous avez été reconnu ? me demande le colonel.
— On le dirait…
Je suis profondément emmouscaillé…
— Voyons, fais-je à l’aubergiste, qui est entré dans votre cour, ce matin ?
Il hausse les épaules…
— Je n’ai vu personne, mein Herr, seulement je ne surveillais pas…
En Deutschland, c’est comme à Fouilly-les-Oies lorsqu’il arrive du pet, tout le monde la boucle… Des petites séances commac donnent à réfléchir aux braves populations…
— En tout cas, dis-je au colonel, je n’ai pas de temps à perdre, vous voilà avec du pain sur la planche, on dirait ? Vous n’auriez pas une bagnole quelconque ? Il faut absolument que je regagne Strasbourg dans les plus brefs délais.
— Qu’à cela ne tienne ! Je vais vous y faire conduire !
— Vous êtes gentil, merci…
Il appelle aussitôt un brigadier.
— Envoyez immédiatement une jeep et un chauffeur pour conduire monsieur à Strasbourg. Qu’il fasse le plein d’essence…
Une demi-heure plus tard, je suis à côté d’un brave gars en uniforme qui pilote une jeep flambant neuve avec une rare dextérité.
Je voudrais gamberger un peu à ce qui vient de se passer, mais avec un bavard pas mèche ! Il l’a fait exprès, le colon, de me cloquer ce moulin à paroles ! Il aurait pu me refiler un breton bourru ou un auvergnat analphabète ? Non, ces messieurs de l’armée d’occupation m’ont octroyé le gratin du gratin, un parigot de Montrouge… Et c’est toute sa vie, qu’il dégoise, le gamin… Tout, depuis la communale où il commençait à toucher les petites filles, jusqu’à son service militaire, en passant bien entendu par ses virées à la Foire du Trône, ses coucheries dans les bois de Verneuil, son entrée chez Citroën, quai de Javel ; et sans oublier les bitures de son vieux, les fausses couches de sa frangine et sa bagarre, dans un bar rue des Abbesses, une nuit de 14 juillet…
Au bout de dix minutes, j’en ai le bol gros comme ça, et je sais tellement de choses sur lui que je pourrais raconter sa vie à l’endroit et à l’envers, suivant la demande du client.
Il fait beau… Un soleil tiède et pâle qui met des traînées d’or et d’argent dans les trouées de sapins… Vous vous rendez compte si le bonhomme est bucolique, apostolique et romain ?
Comme je suis en pleine admiration — je n’ai pas bien pu bigler le paysage à l’aller puisqu’il faisait nuit — voilà mon chauffeur qui déclare :
— Drôlement tarte, hein, le patelin…
Lui, faites confiance, c’est pas la poésie qui lui coupera l’appétit. Son univers finit à Saint-Nom-la-Bretèche ou à Marly…
— C’est pas si mal que ça, j’objecte…
— Ouais, dit-il, pour quarante-huit heures avec une pépée bien carrossée, je dis pas non. Mais pour faire le gland avec un uniforme, ça tourne vite au cauchemar… Des mois dans ces forêts, y a de quoi devenir dingue, parole !
Un bath sourire illumine sa tronche de titi.
— Enfin, la quille approche… Je vais retrouver Mouton-Duvernet, la cantine de chez Citron, et la petite langouste avec qui je m’envoyais en l’air au moment de gerber…
Comme il est philosophe, il ajoute :
— Celle-là ou une autre… M’étonnerait qu’elle m’ait attendu : cette gisquette avait un réchaud dans sa culotte, parole !
Nous en sommes là lorsqu’au bord de la route, deux cents mètres plus en avant, apparaît une silhouette de femme.
Autant que nous en puissions juger à cause de l’éloignement, il s’agit d’une jeune femme.
En nous apercevant, elle lève le bras…
— Une stoppeuse, dit mon compagnon.
Il a murmuré ça d’un ton d’envie. Pour lui c’est une aubaine. Il est évident que s’il était seulard, il la chargerait, la souris, seulement, en somme il est à mon service et il ne peut prendre semblable décision…
La silhouette se précise. Oui, c’est une jeune môme. Vingt berges et des poussières !
Brune, bien roulée, le genre de petit lot qu’il est agréable de rencontrer sur une route, en pleine Forêt-Noire.
Elle est vêtue d’un imperméable en plastique, bleu très clair. Une valoche en peau de porc est posée sur le talus, à côté d’elle.
Le petit chauffeur est frémissant comme un jeune chien qui se retient de pisser.
— Qu’est-ce qu’on fait, patron ? murmure-t-il, comme nous parvenons à la hauteur de la poulette…
— Ben, voyons, je lui dis, qu’est-ce que maquille un Franzose lorsqu’il trouve une gentille gosse perdue sur les routes ? Si on la chargeait pas, le gros méchant loup pourrait la becqueter. Autant que ça soit nous qui en profitions.
Il stoppe dans un nuage de poussière.
La môme s’avance. Gentillette et le regard farceur.
— Vous allez sur Oppenau ? demande-t-elle…
Son français est un peu épais, mais très correct.
— Ya, Fräulein, dit mon gars. Donnez-vous la peine de grimper.
Je descends de la jeep, j’ouvre la portière à la fille et je lui passe sa mallette.
— Vous allez à Oppenau ? questionne le soldat.
— Non, dit-elle, je vais en réalité à Strasbourg.
— Nous aussi !
— C’est splendide !
Elle a du mal à prononcer ce dernier mot.
— Et quand je dis que je vais à Strasbourg, poursuit-elle, c’est encore inexact, car je vais y prendre le train pour Paris…
— Ah ! fit le petit gars désappointé car il espérait rester seul avec la poule après m’avoir éjecté…
Il ajoute, parce que chez lui, la babillarde est une seconde nature.
— Vous allez voir du monde, à Paris ?
— Non, dit-elle, chercher du travail. J’ai obtenu un passeport et un visa d’entrée… Je connais le français et l’anglais, je suis dactylographe, avec ça, je dois, paraît-il, pouvoir m’arranger ?
Il rigole, le titi.
— Oui, dit-il, avec ça, et votre armature, vous êtes sûre de réussir à Pantruche.
Jusqu’ici, je n’ai rien dit. J’auscultais un peu la passagère. Mon jugement est favorable. Il a toujours tendance à l’être lorsqu’il s’agit d’une belle gosseline.
— Je vais aussi à Paris, dis-je, si cela ne vous déplaît pas, nous pourrons faire la route ensemble, en bavardant, le temps passe plus vite. Et puis, qui sait, mes conseils pourront peut-être vous être de quelque utilité ?…