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Désenchantées

Marie Vareille

Auteur

Marie Vareille est née en Bourgogne en 1985 et vit aux Pays-Bas avec son mari et ses deux filles. Son bestseller La Vie rêvée des chaussettes orphelines, traduit dans de nombreux pays, s’est vendu à plus de 100 000 exemplaires. Il a reçu le Prix des lectrices Charleston 2020 et le Prix des Petits mots des libraires 2021. Elle est également l’autrice, aux éditions Charleston, de Je peux très bien me passer de toi (Prix Confidentielles) et Ainsi gèlent les bulles de savon.

À toutes mes amies, pour leur présence et leur soutien

au fil des années, et tout particulièrement :

à Diane, qui a illuminé mon enfance de son extraordinaire fantaisie, de son imagination débordante

et de son humour ravageur.

à Pauline, qui m’appelle tous les mardis,

qui envoie les plus beaux mails d’anniversaire

et qui a toujours fait preuve d’une fiabilité sans faille.

« Celui qui n’est plus ton ami ne l’a jamais été. »

Aristote

« Tu ne sais jamais à quel point tu es fort,

jusqu’au jour où être fort reste la seule option. »

Bob Marley

Sarah

Les gens qui t’expliquent qu’avant de mourir tu vois défiler tes souvenirs ne sont clairement jamais morts. Moi, la seule chose que je vois défiler, c’est un faux plafond en liège, des néons blafards et des silhouettes en blouse qui me poussent à toute vitesse vers un ascenseur en hurlant des mots que je ne comprends pas. Des souvenirs, je n’en ai plus. On ne ressasse pas le passé quand on n’a plus d’avenir. Crois-moi, j’aimerais qu’ils défilent, ne serait-ce que pour gagner un peu de temps avec toi. J’aimerais revoir mon enfance sur un écran, en sépia, peut-être avec des sauts et des grésillements comme si le film de ma vie avait été tourné en 1930. Ça s’appellerait « Souvenirs de Sarah, l’histoire d’un mensonge ». Apportez le pop-corn, éteignez les lumières.

Mais non. Rien. Cerveau en pause. Terreur. Aucune image qui remonte. Une seule chose compte : maintenant. L’instant présent. Première fois de ma vie que je saisis vraiment ce concept. Je le contemple avec étonnement alors qu’il s’écoule entre mes doigts, chaque seconde, un grain de sable, une goutte d’eau salée. Un morceau d’océan, précieux, insaisissable. Quelques minutes de futur, voilà tout ce qu’il me reste. Et tu ne connaîtras jamais la vérité. Ma vérité.

Entrée dans l’ascenseur.

Je vais devenir un fait-divers. Il faut croire que c’était ma destinée. On parlera de moi dans les dîners, entre le fromage et le dessert. « Tu te souviens de Sarah ? » Je serai un frisson dans le dos de mes connaissances. Un mauvais souvenir. La preuve désagréable par A + B que ça n’arrive pas qu’aux autres.

Sortie de l’ascenseur. Je vomis sur la blouse rose.

Je n’ai jamais connu la peur, la vraie, avant cet instant.

One. Two. Three. Mon corps, balancé sur une table d’opération. Un sac de linge sale. Déjà un cadavre.

Je n’ai jamais connu la douleur, la vraie, avant cet instant.

Achevez-moi. Qu’on en finisse. Être morte ne peut pas être pire que ça.

Les voix se brouillent, lointaines. Dans mon dos, une sensation de métal glacé. J’entends les mouettes, le fracas des vagues. Sur ma peau l’humidité et le sel.

Un dernier grain de sable roule entre mes doigts. Une dernière pensée pour toi.

The end.

J’aurais préféré mourir dans ma langue maternelle.

*

Face A :

Les désenchantées

Document de travail

Affaire Sarah Leroy – année 1992

Nous avons toutes une part de responsabilité dans ce qui est arrivé à Sarah Leroy. J’y ai moi-même participé, même s’il m’a fallu vingt ans pour comprendre et accepter le rôle que j’ai joué dans cette histoire. Je ne vous dévoilerai pas mon identité, ce n’est pas le but de ma démarche et, de toute façon, je ne veux pas qu’on imagine que je révèle la vérité pour me dédouaner, accuser les autres plutôt que moi, ou même simplement pour me mettre en avant. Il me semble que la vérité doit être écrite quelque part. Pour nous, pour Sarah, et peut-être pour vous. Pour qu’enfin, à défaut d’un pardon quelconque, nous arrivions à vivre avec ce que nous avons fait.

Même si tout le monde pensera probablement le contraire, à l’époque, nous avions une morale. Pas le genre de morale à nous empêcher de mentir à la police, à nos familles, voire à nous-mêmes. Le genre de morale qu’on s’invente quand on a quinze ans et qu’on ne s’est pas encore résigné à l’absence totale de justice en ce bas monde. C’est au nom de cette morale que je vous écris aujourd’hui, vingt ans, donc, après les événements.

La photo qui accompagne ces pages a été prise quelques jours avant la disparition de Sarah Leroy. De gauche à droite, vous pouvez voir Angélique, qui, Dieu sait, n’avait rien d’un ange, Morgane, qu’on qualifierait aujourd’hui de « haut potentiel », Jasmine, ­charitablement renommée « la fille de la femme de ménage » dans les journaux et le rapport de police, et Sarah Leroy. À moins que vous n’ayez passé les vingt dernières années à hiberner dans un igloo au Groenland, il est de toute évidence inutile de présenter Sarah Leroy.

Je sais que vous aimeriez savoir qui je suis, mais en réalité, cela n’a aucune importance. Nous sommes une entité, nous sommes les « Désenchantées ». De la même manière qu’en grammaire comme dans la vie, le masculin l’emporte sur le féminin, dans notre histoire, le « nous » a toujours supplanté le « je », et c’est pourquoi je m’autorise à écrire en notre nom à toutes.

Personne ne peut s’attendre à ce que qui que ce soit se rappelle aujourd’hui avec une fiabilité absolue ce qu’il s’est passé l’été de la disparition de Sarah Leroy. Pour ma part, j’ai sorti du grenier la semaine dernière la pile de cahiers Clairefontaine à spirales que j’utilisais pour écrire mon journal intime, un exercice auquel je me suis livrée quotidiennement ou presque, depuis la sixième et jusqu’à la fin de mes études. J’ai relu tout ce qui se rapportait à la période qui nous concerne.

Mais commençons par le début.

Sarah Leroy n’a pas croisé Angélique pour la première fois en classe de seconde B au collège-lycée Victor-Hugo. Elles ne se sont pas naturellement détestées au premier regard parce que « tout les opposait », comme cela a été affirmé dans les médias quand Angélique a été placée en garde à vue. Angélique et Sarah se sont rencontrées dans un cimetière quand elles avaient sept ou huit ans. Et sans doute ne se seraient-elles en effet jamais ­rapprochées si cette première rencontre s’était faite dans d’autres circonstances. Il est vrai qu’elles n’avaient rien en commun. Par cela, j’entends que Sarah était une fille de bourgeois tandis que les parents d’Angélique étaient endettés jusqu’au cou. Les cimetières sont toutefois des terrains neutres et générateurs d’empathie, raison pour laquelle elles ont pu faire connaissance sans idées préconçues. Contrairement à Angélique, Sarah avait une bonne raison d’être dans le cimetière de Bouville-sur-Mer ce jour-là : on y enterrait sa mère. Angélique, quant à elle, était là parce que, je cite, « elle adorait les cimetières ». Personnellement, j’aurais jugé ce hobby plutôt inquiétant, mais Sarah ne s’en est pas formalisée.