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— Kim.

— Oui, Kim a une mauvaise influence sur elle, elle ne faisait pas autant de bêtises l’année dernière.

Esteban sortit de la cuisine et Fanny se sentit soulagée d’avoir échappé à la conversation sur sa sœur. Alors qu’elle allait prendre le dernier sushi sur son plateau, elle se ravisa et le déposa dans l’assiette d’Esteban. Sept sushis, c’était beaucoup plus que ce qu’elle s’autorisait habituellement à manger le soir.

Esteban revint, accompagné d’une Lilou particulièrement renfrognée.

— Je ne savais pas que tu avais proposé à Lilou de faire son stage avec toi, c’est une super idée !

Fanny ouvrit la bouche pour démentir, mais Esteban, l’air ravi, ne lui en laissa pas le temps.

— On s’est mis d’accord avec Lilou, si jamais elle n’a pas au minimum quinze sur vingt à son rapport de stage et si tu n’es pas satisfaite de son travail, elle ne partira pas en vacances avec Kim cet été.

— Tu avais déjà dit oui pour Saint-Jean-de-Luz, c’est pas juste ! Vous ne pouvez pas nous séparer, c’est ma meilleure amie ! rétorqua Lilou, furieuse, et on ne s’est pas mis d’accord, tu m’imposes ta décision, ça s’appelle une dictature !

Son père se servit un verre de vin.

— Je n’ai pas envie que ta « meilleure amie » ruine ta scolarité et je veux avoir la certitude que tu prends ton stage au sérieux. Plus tard, tu nous remercieras. Tu sais, Fanny a un poste important et beaucoup de talent, c’est une grande chance pour toi de travailler avec elle.

Lilou leva les yeux au ciel et s’isola dans son téléphone. Sa satisfaction d’avoir trouvé un stage sans lever le petit doigt venait d’être annihilée par cette soudaine obligation de le « prendre au sérieux ».

— Oui, à propos de ce stage, commença Fanny, je n’ai pas vraiment dit que…

— J’avais jamais entendu parler de cette histoire avant, mais c’est une star, en fait, cette Sarah Leroy, coupa Lilou en faisant défiler sur son portable les articles sur le sujet, l’air blasé.

— Tu es trop jeune, expliqua Esteban, mais à l’époque, elle a fait la une des journaux pendant des semaines, c’était le feuilleton de l’année, jusqu’à ce qu’ils arrêtent le meurtrier, tout le monde avait une hypothèse sur ce qui lui était arrivé.

Lilou, vaguement intéressée, se tourna vers Fanny.

— Et toi ? C’était quoi ton hypothèse, FC, vu que tu étais sur place ?

Fanny ignora la question et se resservit du vin pour masquer sa gêne. Tant pis pour les calories, elle mangerait ce sushi finalement. Évidemment, elle avait fait des hypothèses, elle s’était posé des questions. À vrai dire, l’arrestation du coupable n’y avait absolument pas répondu. Ce que Fanny voulait savoir, ce n’était pas tant comment Sarah Leroy était morte. C’était surtout comment sa petite sœur, Angélique, s’était retrouvée impliquée dans cette histoire. Parce qu’une chose que Fanny savait avec certitude, c’était qu’Angélique, fidèle à elle-même, n’avait fait que mentir. Angélique savait des choses qu’elle n’avait dites à personne, pas même à la police. Et quand il avait fallu choisir, Fanny s’était tue. Fanny, la bonne élève, avait menti, à sa mère, à la police, à tout le monde. Un petit mensonge par omission, une question fermée – « Est-ce que vous avez vu ou entendu quoi que ce soit d’anormal dans le comportement de votre sœur Angélique Courtin, la journée du 3 septembre 2001 ? » Il aurait fallu répondre « oui » et elle avait dit « non ». Et ils étaient passés à la question suivante. Elle n’en avait jamais parlé à personne, pas même à Angélique, pas même à Esteban. Mais au moment fatidique, elle avait fait le choix instinctif, le choix des tripes : elle avait protégé sa petite sœur, quitte à risquer de faire condamner un innocent. Et il n’y avait pas eu un jour, depuis, où elle ne l’avait pas regretté. Elle n’avait plus jamais pu regarder sa sœur dans les yeux. Au fil des années, ses contacts avec Angélique s’étaient espacés jusqu’à disparaître, au point qu’elle n’avait même plus le numéro de sa sœur dans son carnet d’adresses.

— Bon, râla Lilou, je pars avec FC à Bouseville-sur-Mer, du coup si je comprends bien ?

Fanny soupira. Entre l’enthousiasme d’Esteban à l’idée qu’elles passent la semaine ensemble, l’enterrement de sa mère et l’obsession de Catherine, sa cheffe, elle ne voyait plus comment échapper à la situation.

— Oui, mais supprime ce groupe Facebook et écris cette lettre d’excuses, ordonna Esteban à sa fille, ou tu peux dire adieu à tes vacances chez Kim !

*

Document de travail

Affaire Sarah Leroy – année 1996

Peu après la rentrée en sixième, Angélique et Sarah sont tombées sur une annonce scotchée à la vitrine de la boulangerie. On proposait une portée de six chatons qui venaient de naître. Elles ont téléphoné juste à temps. Le propriétaire, trop content de se débarrasser d’une corvée, leur a laissé la portée sans même s’enqué­rir de leur âge ou de l’accord de leurs parents. Ravies, elles les ont baptisés Risotto, Ricotta, Riz-au-lait, Ris-de-veau, Rillettes et Ricoré.

Les premiers jours, Angélique a caché les chatons dans une panière sous son lit et les a nourris au lait de vache tiède avec un biberon volé à la pharmacie. Puis, l’odeur de la litière de fortune a alerté la mère d’Angélique qui, après avoir asséné une claque à sa fille, a déclaré qu’il était hors de question de garder ces chats chez elle.

Sarah et Angélique ont affiché des petites annonces dans les couloirs du collège, les boutiques des commerçants et les arrêts de bus. Elles ont sonné à toutes les portes de Bouville. Le septième jour, M. Follet, leur professeur de français qui se trouvait être aussi leur professeur principal et qui avait suivi de loin les événements, leur a demandé où en était leur entreprise de sauvetage. Sarah et Angélique lui ont alors expliqué que, si quelques personnes s’étaient portées volontaires pour accepter un chaton, aucune ne voulait adopter les six. Or, elles espéraient ne pas séparer la fratrie. M. Follet, ému, a proposé de s’occuper des chats. Il a toutefois refusé la responsabilité de Ris-de-veau. Ris-­de-veau était non seulement le plus petit de la portée, mais il avait une patte atrophiée. Il passait ses journées roulé en boule dans un pull en laine qu’Angélique lui avait installé en guise de panier et il ne marchait toujours pas, alors que ses frères et sœurs gambadaient déjà joyeusement dans le salon de M. Follet.

— Désolé, a dit M. Follet, il n’en a plus pour longtemps, il souffre, je préfère ne pas le prendre.

La seule option restante était que Sarah héberge le chaton chez elle. C’était peu de temps après l’arrivée d’Iris Chevalier et de ses deux fils. Lors du dîner suivant, Sarah a exposé le cas de Ris-­de-veau et a demandé s’il était possible de le garder à la maison.

— Hors de question, a déclaré Iris sans même la laisser finir son argumentaire, je n’ai pas envie que ma maison empeste la litière de chat, c’est une idée ridicule.

Sarah a sursauté au ton péremptoire de sa belle-mère. Jusqu’ici, Iris avait été plutôt agréable et Sarah considérait son arrivée dans la famille comme une bonne nouvelle. Sa belle-mère lui prodiguait des conseils de coiffure, elle l’avait emmenée faire du shopping à Boulogne et lui avait offert un top chez Promod et un jean Lulu Castagnette que Sarah adorait. Iris lui accordait du temps, or aucun adulte ne s’était jamais vraiment occupé de Sarah depuis la mort de sa mère. À la maison, son père l’ignorait la plupart du temps. Sarah souffrait de dyslexie et elle n’avait jamais été suivie par un orthophoniste. À l’école, puis au collège, comme elle semblait de bonne volonté malgré ses notes médiocres et qu’elle était une petite fille sage et silencieuse, les professeurs, pour ne pas l’accabler, la laissaient tranquille et finissaient par oublier sa présence discrète au troisième rang à côté de la fenêtre. Pour la plupart des gens, Sarah, dont personne ne prenait la peine de retenir le prénom, était une paraphrase : elle était « la fille de Bernard Leroy », « la fille qui a perdu sa mère », « la copine d’Angélique Courtin », puis, très vite, elle est devenue « la petite sœur d’Éric Chevalier ».