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Fanny, concentrée sur la route qui longeait la côte, était perdue dans ses pensées. On avait beau être fin mars, on se serait cru en novembre. Elle détestait cette ambiance, qui lui rappelait le départ de leur père, les nuits qui tombent comme des mauvaises nouvelles en plein milieu de l’après-midi et cette humidité salée et permanente qui transperçait les cirés et les pulls en viscose qui grattent, commandés en promotion dans le catalogue des Trois Suisses.

Fanny et Lilou n’avaient pas échangé trois mots du ­trajet. Lilou avait écouté de la musique ou traîné sur son téléphone, chattant en continu avec Kim, à grand renfort d’émojis et de selfies.

— C’est canon, murmura l’adolescente, plus pour elle que pour Fanny, tout en prenant des photos avec son Smartphone à travers la vitre de la voiture de location.

La route longeait le littoral. La marée était basse et le sable humide, percé de rochers noirs et de débris de ­bunkers, s’étendait jusqu’à une mer grise et agitée. « Canon » n’était pas le terme qu’aurait utilisé Fanny, mais elle comprenait ce que Lilou voulait dire. Fanny suivit les instructions du GPS jusqu’à l’hôtel qu’elle avait réservé, une grosse bâtisse blanche aux volets bordeaux, au milieu de hautes herbes agitées par le vent, un peu à l’écart du centre-ville. Elle gara la voiture à l’arrière du bâtiment.

— Ça caille ici, on ne va pas chez ta sœur ? demanda Lilou en remontant la capuche de son sweat.

Fanny empoigna sa valise et fit signe à Lilou de prendre son sac.

— Non.

— Tu nous as pris deux chambres, j’espère ? C’est pas parce que j’ai accepté de t’aider pour ton article qu’il faut croire qu’on a élevé les cochons ensemble.

Fanny ouvrit la bouche pour faire remarquer vertement à Lilou qu’elle ne lui avait jamais demandé de l’accompagner, mais elle se ravisa. Elle avait, de fait, pris deux chambres, ne tenant pas plus que sa belle-fille à partager son espace.

Un épais tapis recouvrait le sol de la réception. La chaleur qui les accueillit fit à Fanny l’effet d’une étreinte réconfortante.

— Qu’est-ce qui vous amène ? s’enquit avec curiosité la femme derrière le comptoir, un peu forte, les cheveux courts et grisonnants, la cinquantaine bien tassée.

— Un événement familial, répondit Fanny.

La femme attrapa les lunettes papillon qui pendaient sur sa poitrine au bout d’une chaînette et les rajusta sur son nez pour mieux examiner Fanny.

— Je connais tout le monde dans le coin…

— Je suis Fanny Courtin, mes parents avaient le restaurant sur le port, Le Comptoir du Fort.

— Oh l’aînée des Courtin, mais bien sûr ! La petite Fanny ! Tu viens pour l’enterrement. Je ne t’aurais jamais reconnue, ma jolie, qu’est-ce que tu as maigri ! Tu étais toute ronde avant ! On n’a pas le temps de manger à Paris ? Je suis désolée pour ta mère, j’ai appris la nouvelle, c’est bien triste. Pourquoi tu ne loges pas chez Angélique ? Elle a la place pourtant…

Fanny se raidit face à cette avalanche de chaleur et de questions. L’allusion à son poids passé, plus que tout le reste, l’avait crispée.

— Angélique ne sait pas que je suis ici…

— Ah, oui ? Vous vous êtes disputées ? Enfin, ça ne me regarde pas. Je suis Dominique, vous pouvez m’appeler « Domi », comme les notes de musique. Et voilà ta fille ? Tu t’appelles comment ?

Lilou plissa les yeux un bref instant, jaugea la femme en face d’elle et dut décider qu’elle n’était pas une ennemie parce qu’elle répondit presque poliment :

— Je suis la belle-fille de Fanny, je m’appelle Lilou.

— Enchantée, ravie que vous soyez venues ici en tout cas. Vous verrez, c’est très confortable. On a fait quelques rénovations en prévision de la nouvelle saison.

— Domi, on fait un reportage sur Sarah Leroy, déclara tout à coup Lilou. Vu que vous avez l’air de bien connaître le coin, on pourra vous interviewer ?

Fanny manqua de s’étouffer, Dominique haussa un sourcil surpris.

— Sarah Leroy ? Tiens, c’est vrai que ça fait un moment qu’on n’a pas entendu parler de cette histoire.

Elle se pencha par-dessus son comptoir pour poursuivre sur le ton de la confidence :

— Tu sais quoi, ça fait vingt ans que je suis persuadée qu’ils n’ont pas arrêté le bon. J’ai toujours pensé que c’était le vieux René qui avait fait le coup et je ne suis pas la seule.

— Ah oui ? demanda Lilou l’air innocent en rapprochant son Smartphone.

Fanny constata avec horreur qu’elle était en train d’enre­gistrer. D’un geste de la main, elle tenta d’ordonner à Lilou d’arrêter, mais celle-ci l’ignora.

— Il a été interrogé plusieurs fois par la police à l’époque, mais il prétendait qu’il ne se souvenait de rien. Il faut dire que déjà avant ce n’était pas une lumière, mais depuis son AVC, il a quasiment perdu la boule. Enfin, il a bon dos, l’AVC, si tu veux mon avis… Elle passait le voir tous les matins, la petite, on se demande bien pourquoi. Il traîne tout le temps à la sortie de l’école primaire comme par hasard à seize heures trente quand les enfants sortent. Pervers !

— OK, merci, coupa Fanny en s’emparant précipitamment de la clé de la chambre. C’est un projet scolaire de Lilou, on ne fait pas de reportage et les preuves étaient tout de même accablantes… Bref, bonne soirée !

— N’hésitez pas si vous ou votre charmante fille avez besoin de quoi que ce soit ! lança la patronne alors que Lilou et Fanny se dirigeaient déjà vers l’ascenseur.

— Belle-fille ! corrigèrent-elles de concert.

Une fois dans l’ascenseur, Fanny laissa libre cours à sa colère :

— Mais qu’est-ce qui t’a pris ? Tu n’as pas le droit d’enre­gistrer les gens sans leur autorisation !

— Ah oui ? Je ne savais pas. Très bonne idée en tout cas, le coup du projet scolaire pour mettre les témoins en confiance.

Fanny leva les yeux au ciel.

— Ce n’est pas une idée, je ne fais pas de reportage, OK ? Je suis là pour l’enterrement de ma mère et je vais en profiter pour pondre un truc rapide à Catherine. Tu n’as pas besoin d’interviewer qui que ce soit !

— Mais mets-toi d’accord avec Papa, alors ! Vous voulez que je prenne ce truc débile au sérieux ou pas ?! Quoi que je fasse, vous êtes jamais contents, de toute façon.

Fanny ne sut pas quoi répondre. Elle n’avait aucune envie que Lilou travaille avec elle sur ce sujet. Comment avait-elle pu se retrouver coincée dans une situation aussi ahurissante ?

— Alors comme ça, tu étais « toute ronde » avant, FC ? poursuivit Lilou, soudain songeuse. J’aurais jamais cru.

De tout ce que Dominique avait dit, il avait fallu que Lilou, qui n’écoutait jamais rien, relève ce détail-là.

— Oui, j’étais en surpoids quand j’étais petite.

Pourquoi ce sujet était-il toujours aussi sensible ? Une bonne décennie d’un IMC bien en dessous de la moyenne française et cinq ans de rendez-vous hebdomadaires chez le psy n’auraient-ils pas dû éradiquer une bonne fois pour toutes ce sentiment diffus de honte et de dégoût que lui inspirait son corps ? Pourquoi cette question faisait-elle apparaître dans la glace de l’ascenseur un début de double menton, un bourrelet à la ceinture du jean slim qui lui allait si bien quelques minutes auparavant ? Pourquoi ne peut-on jamais oublier tout à fait l’enfant qu’on a été ? Ses blessures et ses espoirs ? Soudain, Fanny se retrouvait à quinze ans, planquée dans les toilettes des filles, tentant de pleurer sans faire de bruit en écoutant ses soi-disant copines commenter ses kilos en trop en ricanant, inconscientes que Fanny, derrière la porte, recevait chacun de leurs mots comme un coup de poignard.