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Lilou s’enduisit les lèvres de stick à lèvres à la cerise et ouvrit son moteur de recherche.

— J’ai tapé « affaire Sarah Leroy » et il y a plus de neuf millions de résultats, je commence par quoi ?

— Par le premier, répondit Fanny en dissimulant un sourire, et ensuite, tu remontes tout.

Voilà qui devrait suffire à décourager sa belle-fille de se mêler de ce dossier. Lilou bougonna et elle ne releva pas la tête de son écran des deux heures qui suivirent. Fanny se plongea elle-même dans son travail, puis finit par proposer :

— On va manger quelque chose ?

— Des moules-frites ?

— Si tu veux.

Elles enfilèrent leur manteau et, quelques minutes plus tard, Fanny se garait sur le port. Elle ne pouvait s’empêcher de ressentir une multitude d’émotions contradictoires en parcourant les lieux de son enfance. Chaque endroit lui rappelait des souvenirs. Avait-elle vraiment été aussi malheureuse ici qu’elle l’affirmait à Esteban quand elle justifiait son refus de revenir dans son village natal ?

Quand ses moules-frites arrivèrent, Lilou posa son téléphone à côté de son assiette et déclara :

— Tu savais que Sarah Leroy avait perdu sa mère quand elle était petite, au même âge que moi ?

Fanny lui jeta un coup d’œil surpris.

— Oui, pourquoi ?

— Si ça se trouve, c’est la belle-mère qui a fait le coup. Les belles-mères veulent toujours se débarrasser de leurs belles-filles, regarde dans les contes de fées…

— Je ne sais pas comment je dois prendre cette hypothèse, fit remarquer Fanny, mais si tu as bien fait tes recherches, j’imagine que tu sais que le meurtrier de Sarah a été arrêté et condamné.

— Peut-être, mais dans les films, un gars qui clame son innocence depuis le début et qui continue à la clamer vingt ans après, il est innocent. Ou alors peut-être que Domi a raison, c’est le vieux qui traîne à l’école primaire qui l’a tuée.

— On n’est pas dans un film… Il y avait des preuves, des témoignages, il n’avait pas d’alibi… Bref, il y a eu un procès et on ne met pas les gens en prison pendant vingt ans sans une bonne raison.

Lilou essuya ses mains pleines de gras sur sa serviette, sortit son Smartphone et montra l’écran à Fanny.

— Regarde, j’ai retrouvé toute la famille de Sarah sur Facebook et même quelques-uns de ses anciens profs. Tu veux pas les interviewer ?

Fanny jeta un coup d’œil à l’écran avant de plier avec dexté­rité une feuille de salade avec ses couverts, partagée entre l’envie de manger le maïs qui n’était pas signalé sur la carte et celle de demander une autre salade, cette fois sans maïs.

— On ne fait pas une enquête policière, Lilou, ce n’est pas le but. On prend quelques photos, on interroge deux ou trois commerçants et l’article est bouclé. On ne va pas contacter des particuliers directement touchés par le drame pour leur demander de raconter des détails qui datent d’il y a vingt ans.

— J’ai prévu d’écrire à l’ancien directeur du collège de Sarah, M. Follet, pour prendre rendez-vous.

Fanny s’étrangla avec son eau pétillante.

— Quoi ?! Mais pourquoi veux-tu qu’il accepte de te parler ?

Lilou haussa les épaules.

— Je lui dirai que je suis une lycéenne de Bouville et que je travaille sur un projet scolaire qui retrace l’histoire du lycée pour lequel je cherche des témoignages d’anciens élèves ou d’anciens profs.

Lilou attendait des félicitations qui ne venaient pas. Fanny secoua furieusement la tête.

— Non, c’est hors de question. Ce n’est pas éthique, on n’extorque pas des informations aux gens en leur racontant des bobards et en mentant sur son identité. Je t’ai dit qu’on faisait une chronologie rapide des événements, et c’est tout.

— Mais ce n’est pas du tout ce que veut Catherine et c’est elle la big boss, tu l’as dit toi-même. On dirait que tu ne la veux pas vraiment cette promotion, FC !

— Oui et bien parfois même les big boss se trompent !

Lilou enfourna une poignée de frites dans sa bouche et répondit la bouche pleine.

— Sur ce point-là, je te rejoins. Moi, ma boss fait ­n’importe quoi.

Fanny ne daigna pas répondre. Elle saisit le petit bol de vinaigrette laissé à part, conformément à ce qu’elle avait demandé, et le renversa furieusement sur sa salade qu’elle engloutit, maïs compris, avant de saucer son assiette avec un morceau de pain.

Lilou l’observait, surprise par ce comportement pour le moins inhabituel. Elle finit ses frites en silence avant de déclarer :

— Bon, tu payes et on retourne à l’hôtel ? Parce qu’en fait, c’est pas si chiant, cette histoire de Sarah Leroy, et j’ai du boulot pour valider mon stage, moi !

*

Document de travail

Affaire Sarah Leroy – années 1997 à 1998

Après sa dispute avec Sarah, Angélique s’est appliquée à éviter Iris le plus possible. Elle ne venait plus chez les Leroy le week-end, et quand elle passait chez eux après les cours, elle partait toujours avant dix-huit heures trente. Pour rien au monde, elle n’aurait risqué de croiser celle qu’elle surnommait intérieurement « la marâtre ». Angélique le regrettait, car tout était mieux chez Sarah, la grande télévision avec l’abonnement à Canal+, la chambre spacieuse où Sarah avait une chaîne hi-fi et un grand nombre de CD deux titres qu’elles adoraient écouter en boucle en inscrivant les paroles, ou tout du moins ce qu’elles en comprenaient, dans le carnet initialement destiné à écrire leur journal intime. Leur professeur principal, M. Follet, leur avait recommandé d’en tenir un. M. Follet était connu pour avoir conseillé cet exercice à toutes les classes qu’il accueillait dans son cours de français depuis des années. L’écriture était, selon lui, un bon moyen d’ordonner nos pensées et nos émotions et nous serions contents, plus tard, de redécouvrir des souvenirs d’enfance oubliés. J’ai toujours aimé, en ce qui me concerne, déverser dans ces carnets tous mes sentiments et mes rêves sans crainte du jugement d’autrui. Peut-être ne serais-je d’ailleurs pas capable d’écrire tout cela aujourd’hui si je n’avais pas affûté ma plume pendant des années dans ces carnets.

Involontairement, Iris a fait un cadeau précieux à Sarah en la forçant à prendre ces cours de natation. Sarah avait-elle un don particulier ou était-ce simplement parce que peu d’adolescents de son âge passaient autant de temps à faire des longueurs dans la piscine municipale ? Toujours est-il qu’elle s’est découvert un véritable talent pour la nage. Les compliments qu’elle ne recevait jamais, les remarques de plus en plus fréquentes qu’Iris ne manquait pas de lui faire sur son corps trop fort, ses épaules trop larges, tout, ici, avait une raison d’être. Dans le regard de Mlle Chalou, la professeure de natation, elle existait enfin. Très vite, comme Angélique l’avait pressenti, les masques sont tombés et Iris a sorti ses griffes. Ses observations, anodines en apparence, sur le physique de sa belle-fille, ses résultats scolaires médiocres, son incapacité à réussir quoi que ce soit, agissaient sur Sarah comme des gouttes d’acide, laissant chacune une minuscule cicatrice que seule la caresse de l’eau savait soigner. Dans la piscine, Sarah était comme un poisson dans l’océan. Mieux que ça. Elle était l’océan. Elle adorait le silence, la concentration, la sensation d’être coupée du monde alors qu’elle fendait les flots bleus, légère, débarrassée des contraintes de son corps, de sa famille. Libre, enfin. Quand elle sortait, épuisée, du bassin carrelé, elle s’allongeait quelques minutes sur les gradins, enveloppée dans sa serviette et les effluves de chlore. Elle se laissait envahir par un sentiment de plénitude inconnu jusqu’alors. Elle n’était à sa place qu’ici, avec son maillot humide, flottant dans la moiteur ambiante, l’écho flou des cris et les bruissements d’éclaboussures.