Angélique s’ennuyait un peu en l’absence de son amie, mais elle a très vite compris que la natation était vitale pour Sarah. Elle l’écoutait parler avec enthousiasme de ses temps, ses distances, ses mouvements… Elle hochait la tête et, même si elle n’y connaissait rien, elle l’encourageait. Les mois ont passé, et ces moments sont devenus les seuls moments où elle reconnaissait la Sarah d’avant. Elle sentait que son amie avait changé, mais elle n’aurait pas su expliquer comment. Quand elle l’interrogeait, Sarah riait et lui faisait remarquer, à juste titre, qu’Angélique avait changé, elle aussi. C’était la vie. Sarah ne parlait plus jamais d’Iris ou de sa famille depuis leur dispute, et Angélique ne pouvait qu’acquiescer, sans arriver à croire que tout se passait bien dans la maison des Leroy. Angélique avait changé parce que son père était parti, sa mère faisait une dépression qu’elle noyait dans la Heineken et le Get 27 et sa sœur ne pensait qu’à s’enfuir le plus loin possible dès qu’elle aurait passé le bac. Sarah, elle, était supposée avoir retrouvé un foyer accueillant et protecteur. Elle aurait dû s’épanouir, pas avoir l’air de se faner peu à peu.
À treize ans, Angélique semblait avoir esquivé l’âge ingrat. Progressivement, toutefois, les réactions à sa beauté s’étaient transformées. À la place de la tranche de saucisson chez la bouchère, elle avait droit à un regard désapprobateur sur son décolleté, non seulement le fils du fromager ne lui proposait plus de goûter le saint-nectaire, mais il devenait aussi rouge qu’un Babybel et perdait l’usage de la parole dès qu’elle apparaissait dans la boutique. Quant au maraîcher, au lieu de lui offrir des abricots, il s’était mis à lui proposer des bananes, puis il gardait les yeux fixés sur sa bouche, comme hypnotisé par le mouvement de ses lèvres. Résultat, Angélique a arrêté d’accompagner sa mère faire les courses, alors même que c’était le seul moment qu’elles passaient ensemble.
Depuis qu’elle avait fait trois heures de queue pour voir Titanic au cinéma, Leonardo DiCaprio et Kate Winslet avaient remplacé les Spice Girls sur le poster au-dessus de son lit. Angélique, pourtant, n’était pas passionnée par les histoires de garçons. Comme n’importe quelle fille de son âge, elle discutait des histoires d’amour de Premiers Baisers ou d’Hélène et les garçons dont Sarah raffolait, mais au fond, elle préférait regarder Friends, la nouvelle série qui passait sur France 2 et qui lui donnait des envies d’aller vivre à New York. Elle s’imaginait, plus tard, travailler dans la mode ou devenir paléontologue, à l’instar de Rachel ou Ross. Angélique voulait suivre la voie de sa grande sœur. Elle rêvait de partir ailleurs, de vivre en colocation, peut-être de s’envoler un jour pour Londres ou la Californie, le plus loin possible de Bouville et du restaurant de son enfance. Rien, pour elle, n’aurait pu être pire que de rester coincée ici comme sa mère, à servir des touristes quatre mois par an et à galérer à payer les factures les huit mois restants. Elle rêvait d’être libre, de vivre sa vie à sa guise, sans contraintes. Les garçons, on verrait plus tard, d’abord il fallait être indépendante. C’est ce que lui avait enseigné Fanny qui réussissait tout.
Sarah, elle, ne pensait qu’à l’amour. Elle se voyait remonter des allées en robe blanche avec un garçon différent chaque semaine. La plupart des élus de son cœur ignoraient jusqu’à son existence, mais cela ne la dérangeait pas. Elle écrivait leur nom à la suite dans son journal intime à côté de cœurs transpercés et passait des heures allongée sur son lit à imaginer des scénarios romantiques aussi sublimes qu’improbables. De plus en plus souvent, l’heureux élu prenait le visage de Benjamin, le plus jeune des frères Chevalier. Elle ne l’aurait jamais avoué à personne, convaincue que, même s’il n’avait pas été son demi-frère, elle n’aurait eu aucune chance de lui plaire. Benjamin Chevalier rêvait alors de fonder un groupe de rock. Il passait le plus clair de son temps à écouter des albums de Nirvana, Radiohead, The Cranberries, Oasis, The Offspring ou AC/DC. Il avait pleuré en secret la mort de Kurt Cobain, plusieurs soirs d’affilée. Depuis que le décès de leur chat les avait rapprochés, il aimait Sarah comme un frère aime une sœur. Les seules filles susceptibles de l’intéresser s’appelaient Tina, Joan, Janis ou Björk et brandissaient, en blouson de cuir clouté, des guitares électriques sur MTV.
Un jour, Sarah, qui avait une angine, a demandé à Benjamin de récupérer les cours du jour auprès de sa meilleure amie. Pour rendre service à Sarah, Benjamin et Angélique, qui ne s’adressaient presque jamais la parole d’habitude, se sont donc retrouvés au CDI. Angélique était affublée d’une veste en jean trop large chipée à sa sœur et d’un ras-de-cou façon tatouage que toutes les filles arboraient alors, sauf Sarah, car Iris trouvait ça « absolument immonde ». Ça me fait mal au cœur de l’admettre aujourd’hui, mais Iris n’avait pas tout à fait tort sur ce dernier point. Ils ont passé un quart d’heure penchés sur l’agenda et les copies doubles perforées d’Angélique qui, consciente des difficultés scolaires de son amie, voulait être certaine que tout serait clair. Benjamin n’avait jamais particulièrement apprécié Angélique. Elle mastiquait toujours ses chewing-gums Hollywood la bouche ouverte, ce qui avait le don d’agacer l’adolescent, elle lui avait toujours fait sentir qu’il était de trop les quelques fois où il s’était retrouvé avec elle et Sarah, ses goûts musicaux étaient déplorables et elle portait ce jour-là un fard à paupières mauve atroce. Pourtant, dès qu’elle s’est mise à parler, il n’a pu détacher ses yeux de ses lèvres rondes et parfaitement dessinées, un peu gercées par le froid et le sel, dont s’échappaient tels des papillons dorés des expressions comme « tectonique des plaques », « page 185 du livre de SVT » et « contrôle vendredi ». Tout cela devait avoir un sens, cependant, subjugué, il n’a absolument rien compris. Angélique sentait la chlorophylle et le gel douche Yves Rocher à la pêche jaune. Ses yeux, un ciel d’été au cœur de l’hiver. Sa voix, du miel, des notes, une poésie. Ce mauve sur les paupières, finalement, très joli. C’est malheureusement tout ce qui lui est resté de cette passation, ce qui a eu, entre autres conséquences, que cette pauvre Sarah, qui n’a jamais su ce qu’elle devait étudier, s’est tapé un 2 au contrôle de SVT le vendredi suivant.
Angélique et Benjamin sont ensuite allés au distributeur de boissons, ils ont bu un Ice Tea pêche et un Oasis tropical avant de prendre le bus ensemble pour rentrer. Benjamin avait le cinquième album de Metallica dans son Discman, il a proposé un écouteur à Angélique. Elle a accepté. Néanmoins, au lieu d’écouter religieusement, elle lui a demandé s’il n’avait pas plutôt du Aqua. Elle adorait Barbie Girl. Benjamin a ouvert la bouche, prêt à affirmer qu’il était fanatique d’Aqua et pourquoi pas aussi de Britney Spears, de Ricky Martin et des 2Be3, pendant qu’on y était. Mais mentir à Angélique, il ne pouvait pas. Ça aurait été tout gâcher, salir un moment précieux, un sacrilège.
— Je vais te faire écouter un truc, a-t-il dit, tu devrais aimer.
Il est passé directement à la piste 4, Nothing Else Matters.
— Pas mal, a dit Angélique au bout de quelques minutes, mais quand même, ça ne vaut pas Whitney Houston. Ma mère a la cassette vidéo de The Bodyguard, je rembobine toujours trois ou quatre fois la fin. I Will Always Love You, c’est tellement beau, ça me donne des frissons. C’est probablement la plus belle chanson jamais écrite, tu ne crois pas ?