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Il a levé les yeux au ciel.

— T’es folle, c’est de la soupe, cette chanson !

Elle a haussé les épaules en riant. Il l’a regardée rire, comme on regarde le Taj Mahal ou la Joconde, avec l’émerveillement ébloui d’un ancien aveugle qui voit la mer pour la première fois.

Ils n’étaient pas dans la même classe, mais après cela, ils sont devenus amis. Ils écoutaient de la musique ensemble, même s’ils n’étaient jamais d’accord. Elle pensait que Jean-Jacques Goldman était un génie, il jurait qu’on n’entendrait plus parler de lui dans vingt ans. Elle détestait Mickey 3D, qu’il vénérait ; dans tous les cas, ils discutaient comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Ils ont regardé Friends en mangeant des BN ou des Mikado, ils étaient tous les deux fanatiques de La Guerre des étoiles, ils ont attendu Sarah à la sortie de la piscine, se sont piqué des frites dans leurs assiettes à la cantine, ont fait des blagues au téléphone et se sont parlé des heures sur MSN. Tout le monde savait que Benjamin était fou amoureux d’Angélique. Certains affirmaient que Sarah était folle amoureuse de Benjamin. Ce qu’Angélique ressentait, en revanche, restait un mystère.

Aujourd’hui,

Lilou

Au départ, Lilou avait vu dans cette idée de stage avec Fanny la possibilité de faire signer sa convention sans avoir à travailler. Avant l’arrivée de Kim, en début d’année scolaire, l’adolescente n’avait pas d’amis dans le lycée privé parisien où son père l’avait inscrite. Puis, un beau jour de septembre, Kim s’était assise en face d’elle à la cantine et le quotidien s’était éclairé. Ces vacances chez les parents de sa meilleure amie, Lilou les attendait depuis des semaines. Il était hors de question qu’elle les annule, alors l’affaire Sarah Leroy, elle allait s’y intéresser et elle rendrait un rapport de stage béton, juste pour qu’on lui fiche la paix.

Après les quelques recherches superficielles faites pour convaincre sa belle-mère de son sérieux, elle s’était sentie malgré elle intriguée par le personnage de Sarah. Sur les photos diffusées après sa disparition, Sarah n’était pas parti­culièrement jolie, mais elle était toujours bien habillée et bien coiffée. Le genre de fille douce et propre sur elle qui agaçait d’ordinaire Lilou. Pourtant, en faisant défiler les clichés, elle avait eu l’étrange sensation que Sarah portait un déguisement, que ces jupes plissées, ces petits pulls ajustés, cette raie au milieu impeccable, sans une mèche qui dépasse, servaient à dissimuler quelque chose. Lilou savait mieux que quiconque qu’on ne pouvait pas perdre sa maman à huit ans sans en vouloir à l’univers tout entier. Ce n’était pas un âge pour apprendre que la vie n’a aucun sens. Or, sur les nombreuses photos de Sarah accessibles en ligne, toutes prises dans les quelques mois qui avaient précédé sa disparition, elle ne manifestait aucune émotion. Pas un éclat de rire, ou une mine renfrognée, pas de tristesse, pas de colère. Rien. Le visage lisse et poli de la fille du maire qui sait se tenir, discrète, presque transparente. Depuis, Lilou ne pouvait plus se départir d’une certaine curiosité à l’égard de cette adolescente mystérieuse qui avait défrayé la chronique de manière posthume. Et puis Kim, fanatique de séries policières, était d’accord avec elle : un type qui clamait son innocence depuis vingt ans, ça sentait l’erreur judiciaire.

Sans en parler à Fanny, Lilou avait donc demandé à Dominique s’il y avait un bus pour se rendre dans le centre-ville, et celle-ci lui avait répondu que l’hôtel mettait quelques vélos à la disposition de ses clients. Lilou, que le concept du vélo n’enchantait guère, avait répondu :

— Sinon, je peux aussi attendre le passage de la prochaine diligence ?

La plaisanterie avait manifestement échappé à Dominique qui était partie répondre au téléphone, et Lilou avait été obligée d’enfourcher ce vieux vélo vert qui lui donnait l’air d’une mamie partant faire son marché. Elle suivit les indications de Dominique pour se rendre à nouveau dans le centre-ville par la piste cyclable. Ce n’était pas plus mal, de ne pas être dépendante de la voiture de location de Fanny. Au moins, elle n’avait pas à se taper un podcast sur les bienfaits du jeûne intermittent pendant le trajet. Elle jeta un coup d’œil à son téléphone et suivit le trajet qui menait à l’école primaire de Bouville-sur-Mer. Elle arriva vers seize heures quinze, posa le vélo et ­attendit. Quelques minutes plus tard, confirmant les dires de la patronne de l’hôtel le jour de leur arrivée, un vieil homme vint s’installer sur le banc face à la grille de l’école. Lilou hésita. Il n’y avait personne aux alentours et Dominique avait clairement sous-entendu que le vieux René était un pervers et qu’il avait potentiellement tué Sarah Leroy. Pour se donner du courage, Lilou pensa à ses vacances à Saint-Jean-de-Luz et se remit un coup de Labello à la cerise. Puis, elle s’avança vers le vieil homme.

— Bonjour.

Il tourna vers elle son visage fripé comme un pruneau et sourit. Prudemment, Lilou s’assit sur le banc, le plus loin possible de lui.

— Vous êtes… monsieur René ?

— Le vieux René, oui.

Lilou prit une grande inspiration.

— Je voudrais vous poser des questions pour un projet scolaire.

Elle jeta un regard au vieil homme, il avait les yeux fixés sur la grille devant laquelle quelques parents en avance commençaient à arriver, au grand soulagement de Lilou.

— Je suis dans l’obligation légale de vous prévenir que j’enregistre cette interview, poursuivit-elle très vite en posant son téléphone ouvert sur l’application dictaphone entre eux.

Lilou se rendit compte qu’elle ne savait pas quoi dire. Elle n’avait pas préparé de questions.

— Je voudrais savoir, commença-t-elle, quelles sont vos hypothèses concernant la disparition de Sarah Leroy ?

Il tourna lentement le visage vers elle et fronça ses épais sourcils qui se rejoignaient au-dessus de son nez.

— De loin, je vous ai prise pour Caroline.

— Je ne sais pas qui est Caroline, rétorqua Lilou, déstabilisée.

— Moi non plus, répondit-il après un moment de réflexion.

— Et Sarah ? Vous vous souvenez de Sarah ?

— Bien sûr, je ne suis pas sénile !

— Dites-moi, je ne me souviens plus, pourquoi la police vous a interrogé à l’époque déjà ?

Il haussa les épaules.

— Sarah venait souvent me voir, je lui ai appris à ramasser les moules à la cuillère. C’est un travail délicat parce qu’il faut replacer les petites moules sur le rocher, pour qu’elles continuent de se développer.

— Et c’est pour ça qu’ils vous ont arrêté ?

Il se renfrogna.

— Elle m’avait donné sa médaille et ils ont cru que je l’avais volée. Ils me l’ont prise, ils ne me l’ont jamais rendue. C’était le seul souvenir que j’avais d’elle. Ma pauvre petite Caroline.

Ses sourcils s’affaissèrent, la tristesse envahit ses traits et Lilou ne put s’empêcher de murmurer :

— Je suis désolée.

Il secoua la tête, perdu dans ses pensées.

— J’attendais le beau temps avec elle. Sans soleil, elle était coincée.

Lilou fronça les sourcils.

— Sarah ?

— Caroline était ma fille, ma petite fille !

Il se tourna vers elle, l’air inquiet. Il se mit à tordre nerveusement ses mains aux veines saillantes.

— S’il vous plaît, n’embêtez pas Angélique avec ça, ce n’est pas de sa faute.

Lilou ne comprenait plus rien.

— Angélique ?

— La petite Courtin. L’amie de Sarah !