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Lilou eut l’impression qu’il allait se mettre à pleurer et même si l’évocation inattendue de la sœur de Fanny avait instantanément fait germer mille questions dans sa tête, elle posa une main rassurante sur son bras.

— Ne vous inquiétez pas, je ne vais embêter personne, monsieur René, c’est juste un projet scolaire.

— Je vois bien que vous êtes de la police, grommela-t-il en dégageant son bras, vous êtes venue pour les arrêter, c’est ça.

— Arrêter qui ?

— Angélique, Morgane, Jasmine… Les Désenchantées, elles étaient gamines, elles ne savaient pas ce qu’elles faisaient.

— Les quoi ?

La sonnerie stridente de l’école les fit sursauter tous les deux. Il se leva aussitôt et se dressa sur la pointe des pieds pour mieux voir les enfants qui franchissaient la grille sans pour autant s’approcher.

— Caroline, chuchota-t-il, Caroline, c’est Papa…

Les enfants le dépassaient sans le voir, ils couraient vers leur mère ou leur père les bras tendus. Le vieux René souriait de ce spectacle. Son visage ridé s’était illuminé.

— Merci beaucoup pour votre temps, monsieur René, dit Lilou, soudain triste pour lui.

— Oui, oui, reviens me voir quand tu veux, j’habite juste derrière le rocher du Corsaire, on ira ramasser les moules.

*

Document de travail

Affaire Sarah Leroy – année 1998

Angélique et Benjamin ne se quittaient plus, ce n’était un secret pour personne. Quand Sarah était à la piscine, ils rentraient du collège ensemble, le soir, ils se parlaient sur Internet ou au téléphone. La majeure partie de leurs forfaits textos était destinée l’un à l’autre. Évidemment, les autres élèves faisaient des allusions bébêtes sur Angélique et Benjamin. À cet âge, une vraie amitié fille-garçon n’est pas si fréquente.

Éric emmenait souvent son petit frère avec lui jouer au foot avec ses copains, boire une bière ou jouer de la guitare le samedi soir. Rien de bien méchant. Dans la famille des séducteurs, Éric était plus gendre idéal que bad boy. Il ne fumait pas, il ne se saoulait pas à coups de bières ou de vodka premier prix comme certains de ses copains, il ne séchait pas les cours. Ses notes étaient excellentes, il avait rempli les dossiers pour rentrer en classe préparatoire après son bac en vue d’intégrer une grande école. Iris et son beau-père, Bernard Leroy, ne cessaient de vanter les qualités de ce fils aîné si beau, si intelligent, aimable et serviable à souhait, distribuant à tour de bras des « Bonjour madame, au revoir madame, je vous en prie, après vous, c’est moi qui vous remercie » avec un sourire exquis. Certes, Éric était un peu volage. Chez les Leroy, les filles défilaient comme les soldats à la parade du 14 Juillet, mais c’était bien de son âge. Qui aurait pu lui en vouloir ? Il avait bien le temps de trouver la bonne.

Après l’été 1997, Benjamin, Sarah et Angélique sont entrés en quatrième et Éric en terminale. Quand, après les cours, le trio venait s’affaler sur le lit ou la moquette, en général dans la chambre de Benjamin, plus grande que celle de Sarah, pour écouter des CD ou échanger les potins du collège, Éric a pris l’habitude de les rejoindre. Au lycée, il continuait de fréquenter ses amis habituels, mais s’il croisait l’un des trois autres dans un couloir, au lieu de les ignorer comme il le faisait auparavant, il lançait un « Salut ! » et un sourire, s’amusant de voir, à l’effervescence qui naissait sur son passage, que sa réputation était remontée jusqu’aux quatrièmes. Ces quelques marques d’intérêt eurent un effet considérable sur la réputation de Sarah et d’Angélique. D’autant plus qu’Angélique avait changé pendant les vacances d’été. Elle avait eu ses règles, elle portait désormais des soutiens-gorge et les garçons se retournaient sur son passage. On a beaucoup dit après l’incident du hangar à bateaux qu’Angélique avait l’air d’avoir quinze ans, peut-être même seize. C’était faux. Elle avait l’air d’avoir son âge, à savoir treize ans. Et même si elle avait eu l’air d’en avoir vingt, je ne vois pas en quoi cela aurait constitué une excuse. Au vu des événements qui ont suivi, il me paraît important de le préciser.

Angélique et Sarah sont devenues populaires par contagion. Angélique était belle, Sarah était riche, et Éric Chevalier leur adressait la parole. Au collège comme dans la vie, il n’en fallait pas plus pour être quelqu’un d’important. Quand Sarah a organisé une boum pour son anniversaire, en octobre, Iris l’a autorisée à inviter quinze amis. Enfin, quatorze, puisqu’elle l’a forcée à inviter Julie Durocher. Angélique et Sarah ont passé des heures à établir une liste diplomatique permettant d’inclure leurs copines du moment et les garçons les plus mignons sans vexer qui que ce soit. Angélique a proposé à Sarah de le fêter au restaurant de ses parents, un dimanche après-midi, sa mère aurait peut-être été d’accord. Iris a répondu que ce n’était pas un cadre approprié pour célébrer ses treize ans et que l’anniversaire aurait lieu dans la véranda de leur nouvelle maison, de dix-sept heures à vingt et une heures trente. Comme il était évident que les demi-frères de Sarah, et en particulier le bel Éric, seraient présents, tout le monde espérait faire partie des quinze heureux élus.

La boum a été une réussite. Les garçons avaient mis du gel et du déodorant, les filles du gloss et du parfum à la fleur d’oranger. La musique était gérée par Alexis Girard, un seconde qui ambitionnait de devenir DJ plus tard, ce qui lui avait valu une invitation. Les frères Chevalier ont dansé avec toutes les filles présentes au son d’Aqua, de Manau, de MC Solaar, des Poetic Lover et des Worlds Apart (de toute évidence, avec une sélection pareille, Alexis Girard n’est jamais devenu DJ). Éric a planqué une bouteille d’Absolut derrière une plante verte. Ceux qui voulaient pouvaient en verser un peu dans leur jus d’orange. Angélique a pris des photos avec un appareil jetable. Elle les a fait développer en double et a constitué un album qu’elle a plus tard offert à Sarah. Sarah a reçu une paire de Dr. Martens, un bon d’achat Zara, du maquillage et un abonnement à Jeune et Jolie. Un couple s’est embrassé sur la piste de danse et a perduré pendant cinq semaines, un record de longévité. Tout le monde est parti à vingt-deux heures, avec les yeux brillants et un sourire enchanté. Cette boum a été un joli moment, rempli de gaieté et d’innocence enfantine. Angélique y a repensé longtemps avec mélancolie en contemplant les photos qu’elle avait prises.

À peine huit mois plus tard, deux semaines avant les grandes vacances, Éric Chevalier a fêté ses dix-huit ans exactement au même endroit, sans limite d’heure ou de nombre d’invités. Iris et Bernard Leroy étaient absents, la véranda était remplie d’un nuage opaque de fumée. Dans le jardin, un joint tournait, la bière et les alcools forts passaient de main en main. Julie Durocher est sortie avec Alexis Girard à qui on n’avait, cette fois, pas demandé de faire DJ. Vers une heure du matin, on a aperçu Angélique et Sarah, titubantes, partir vers la plage, sur le sentier qui menait au hangar à bateaux. Elles se tenaient la main. C’est la dernière fois qu’on les a vues se parler sans s’insulter. Tant de rumeurs ont couru sur cette soirée, qu’il est difficile de démêler le vrai du faux. Ce qui est sûr, c’est que tout le monde se rappelle les dix-huit ans d’Éric Chevalier avec une certaine nostalgie, comme l’une des meilleures soirées de sa jeunesse. Le lundi, on ne parlait que de ça dans les couloirs du collège-lycée Victor-Hugo. Sauf Angélique, bien sûr, qui n’a pas remis les pieds en classe avant la rentrée suivante.

Aujourd’hui,