Angélique
Angélique passa machinalement la langue sur ses lèvres que le sel des embruns desséchait depuis sa naissance. Aussi loin qu’elle se souvienne, elle n’avait jamais été attirée par les plages de sable chaud. Elle avait toujours aimé la mer en hiver, le littoral désert de son enfance, le vent qui faisait voler le sable et danser les vagues. La Manche, telle qu’elle la voyait ce matin-là, froide, agitée et inhospitalière, lui avait toujours semblé plus authentique que les eaux turquoise de la Méditerranée ou de l’océan Indien. Au moins, on savait à quoi s’attendre. Un peu comme les gens. Elle les avait toujours préférés rugueux et moches. Elle ne pouvait se départir d’une certaine méfiance envers les humains beaux et lisses, ceux qui réussissaient, qui souriaient, qui exécutaient à la perfection l’élégant ballet des conventions sociales sans jamais faire un faux pas. Elle n’avait jamais été faite pour rentrer dans un moule. Un temps, quoi qu’on puisse en penser, elle avait essayé. Pour que leur père revienne, pour que sa mère arrête de boire ou pour qu’on lui fiche la paix. Et puis, un beau matin, Mia, sa fille, lui avait fait remarquer que pour rentrer dans un moule, il fallait être une tarte. Depuis ce jour, elle s’en foutait.
— Obi-Wan ! Viens ici !
Le golden retriever au poil mouillé qui courait sur le rivage revint en courant se frotter au jean de sa maîtresse. Angélique s’accroupit à hauteur de l’animal, et tout en lui caressant les oreilles, le réprimanda avec une douceur qu’elle n’aurait jamais accordée à un être humain :
— Quand on nage comme un fer à repasser, on ne va pas aussi loin, patate !
Le chien lui répondit d’un grand coup de langue sur le visage et repartit aussi sec patauger dans les vagues. Il était jeune, six mois à peine. Il ne lui obéissait pas. Angélique avait vécu avec un berger allemand prénommé Chewbacca pendant treize ans. Quand il était mort, elle avait juré de ne jamais reprendre un animal. Et puis, le premier week-end de septembre, Mia était rentrée à Bouville avec Obi-Wan, une boule de poils blonds aux yeux noirs à faire fondre la banquise plus sûrement que le réchauffement climatique. Angélique avait essayé de protester et Mia lui avait répondu avec son rire ensoleillé :
— Ce n’est pas pour remplacer Chewbacca, je sais qu’il est irremplaçable. C’est pour me remplacer moi. Comment veux-tu que je me concentre sur mes études de médecine si je sais que tu es toute seule ici à te morfondre ?
Angélique avait cédé. Elle ne refusait jamais rien à Mia. La dernière chose qu’elle voulait, c’était devenir un poids pour sa fille. Mia devait être libre, elle avait la vie et un brillant avenir devant elle. Comment Angélique, qui avait tout raté dans sa vie, avait-elle réussi à élever, seule, une jeune femme aussi saine que Mia ? Pour elle, cela relevait du miracle. Elle n’avait jamais envisagé d’avorter, quand elle s’était retrouvée enceinte à dix-sept ans à peine, un peu plus d’un an après la disparition de Sarah. Le père du bébé, un jeune employé du club nautique avec qui Angélique sortait depuis quelques semaines, avait rompu dès qu’il avait appris la nouvelle. Il n’avait jamais voulu reconnaître sa fille.
Son entourage avait été horrifié à l’idée qu’Angélique, qui séchait le lycée pour traîner avec des dealers et des drogués, se retrouve avec un enfant à charge à dix-sept ans. Angélique, elle, avait tout de suite su que dans cette maternité se trouvait sa rédemption. À l’échographie, elle avait été bouleversée par le battement impétueux de ce cœur minuscule que son corps, qui jusqu’ici n’avait fait que la desservir, avait construit tout seul, en secret. À la fin du rendez-vous, le gynécologue avait glissé l’échographie entre la feuille de maladie et les prospectus du planning familial. Angélique avait tout balancé à la poubelle à la sortie de l’hôpital. Elle n’avait gardé que la photo floue en noir et blanc de la petite fleur qui poussait derrière son nombril. Dix-neuf ans plus tard, le cliché était toujours dans le tiroir de sa table de nuit. Elle n’avait pas été surprise quand on lui avait annoncé que la date d’accouchement prévue était le 8 octobre, date de l’anniversaire de Sarah. Elle n’avait pas demandé d’aide à sa mère qui ne cessait de lui répéter que le calvaire de sa vie avait été de les élever, elle et Fanny, toute seule. Angélique n’avait écouté personne, elle avait arrêté du jour au lendemain les clopes, les joints et l’alcool pour ne pas faire de mal au bébé et elle avait pris une carte à la bibliothèque pour lire des livres sur la parentalité.
Quand Marie-Claire Courtin avait réalisé que sa fille ne céderait pas, elle l’avait jetée dehors. C’était l’été, Angélique s’était mise à ramasser les moules, tous les matins dans un seau en plastique, avec le vieux René. Pour se faire un peu d’argent, elle les revendait aux restaurants des alentours. Pas à celui de sa mère, évidemment, mais aux autres. Elle avait squatté chez des amis, elle avait même dormi quelques nuits sur la plage au mois d’août, les mains sur le gros ventre qui avait déformé son corps d’adolescente. Quand elle avait perdu les eaux, elle était allée sonner chez elle, en larmes. Marie-Claire, excédée, l’avait malgré tout accompagnée à l’hôpital. Elle avait attendu dans le couloir pendant les trente-deux heures de contractions aussi abominables que les insultes que proférait sa fille dans la salle de travail. Alors qu’on emmenait en catastrophe Angélique, qui faisait une hémorragie, au bloc opératoire, on n’avait pas pu faire autrement que de coller Mia dans les bras de sa grand-mère, sans écouter ses protestations. Marie-Claire avait baissé les yeux sur ce bébé gluant et hurlant au visage déformé par la marque des forceps et la stupéfaction l’avait saisie : elle avait toujours trouvé les nouveau-nés, y compris les siens, dégoûtants, braillards et rabougris et pourtant, elle tenait dans ses bras le bébé le plus beau, le plus parfait, le plus adorable, qui ait jamais existé. Elle, qui n’avait jamais vraiment su être mère, était devenue grand-mère à cinquante et un ans comme on est frappé par la grâce divine. Quand Angélique, à la sortie de la maternité, avait demandé à sa mère de la laisser revenir vivre avec elle et de l’embaucher comme serveuse au restaurant en échange, Marie-Claire avait accepté de peur d’être éloignée de Mia. Elles avaient vécu ainsi, ensemble, soignant Mia comme si elle était la dernière rose de l’univers après l’apocalypse. Et Mia, nourrie de tout cet amour, avait grandi, solaire, douce et sérieuse – tout ce qu’Angélique n’était pas –, sous les yeux émerveillés de sa toute jeune maman et de sa mamie ensorcelée.
Angélique alluma une cigarette et laissa la mer caresser le bout de ses bottes en caoutchouc. Mia lui manquait. Tous les matins depuis des années, elle faisait la même promenade, quel que soit le temps, pour se rappeler tous ces instants merveilleux, envolés à une vitesse vertigineuse, passés avec sa fille. Aucun bonheur dans sa vie n’avait atteint celui que lui avait apporté la maternité et c’était d’ailleurs le seul domaine dans lequel elle avait fait preuve d’un peu de talent.
— Obi-Wan, appela-t-elle, je continue, moi ! Tant pis pour toi !
Elle tourna le dos au jeune chien et fit mine de s’éloigner, non sans jeter de brefs coups d’œil derrière elle pour vérifier que son compagnon la suivait bien.
Elle remonta le chemin sableux bordé de hautes herbes coupantes jusqu’au sentier des douaniers qui longeait la côte et continua jusqu’à une minuscule maison cachée au milieu des dunes. Comme tous les matins, elle frappa à la porte. Le vieux René lui ouvrit. Il tenait déjà à la main deux mugs ébréchés remplis de café chaud. Il en tendit un à Angélique en grommelant et ils s’assirent côte à côte devant la baraque, un ancien hangar que René avait transformé en maison vingt-cinq ans plus tôt, après avoir perdu tout ce qui avait constitué sa vie jusque-là dans un accident de voiture, à savoir sa femme, sa fille, Caroline, qu’il continuait d’aller attendre tous les jours à la sortie de l’école primaire, puis, par la suite, son travail, sa maison et une partie de sa tête. La mairie n’avait pas eu le courage de l’expulser, et depuis, il vivait là. Il y a vingt ans déjà, on l’appelait « le vieux René », pourtant, il n’avait même pas cinquante ans à l’époque. La vieillesse n’est pas qu’une question d’âge, c’est une odeur, une solitude, une sorte de lassitude dans la posture qu’il avait adoptée un peu trop tôt.