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Sarah était dans cette phase du deuil qu’on appelle le déni. Elle sortait du sommeil tous les matins, persuadée d’avoir fait un mauvais rêve, tout étonnée d’être réveillée par la sonnerie stridente du réveil plutôt que par les bras chauds de sa mère. Son père, Bernard Leroy, a dû la traîner en pleine crise de nerfs à la messe funéraire. Elle sanglotait si fort qu’on n’entendait pas le prêtre. Sa grand-mère s’est résignée à la sortir de l’église et Sarah est partie en courant. Ses pas l’ont spontanément emmenée au cimetière. Si vous n’êtes jamais allés à Bouville-sur-Mer, sachez que ce cimetière existe encore. Il est perché en haut d’une falaise blanche qui tombe à pic dans la Manche, pas très loin du cap Gris-Nez. Les jours de beau temps, on voit jusqu’en Angleterre.

Assise en tailleur sur une pierre tombale, à côté d’un mausolée recouvert de mousse, Angélique portait un ciré jaune trop grand pour elle. Le premier sentiment que Sarah a ressenti à l’égard d’Angélique a été une jalousie violente, comme un coup de poing dans le ventre, à l’idée que la mère d’Angélique avait dû lui crier de se couvrir avant de partir. Certaines personnes avaient encore une maman aimante qui se préoccupait de leur éviter une broncho-pneumonie. Pas Sarah. La vie était trop injuste. Sarah allait cependant vite apprendre que les parents d’Angélique n’étaient pas du genre à se préoccuper de choses aussi bassement futiles qu’une broncho-pneumonie. Mais sur le moment, ce ciré d’adulte lui est apparu comme le symbole de l’amour immense qui venait de lui être arraché. Ses larmes ont redoublé. De rage, elle a lancé un caillou en direction de cette inconnue qui ne connaissait pas sa chance. Angélique s’est retournée. Elle a examiné longuement Sarah tandis que celle-ci sanglotait. Puis, elle s’est levée de sa pierre tombale, l’a prise dans ses bras et l’a serrée très fort contre elle. Elle sentait la mer et le chocolat chaud. Sarah a senti sa respiration s’apaiser. Elle est restée un long moment dans les bras de cette petite fille qu’elle ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam et qui était néanmoins la première à lui apporter un semblant de réconfort.

— Qui est mort ? a demandé Angélique en parcourant du regard la robe et les collants noirs de son interlocutrice.

— Maman, a murmuré Sarah.

— Oh. Désolée.

Un silence s’est installé, puis Sarah a balbutié entre deux sanglots :

— Sais-tu qui était la première femme à traverser la Manche à la nage ?

Angélique a secoué la tête. Elle ne voyait pas le rapport.

— Gertrude Caroline Ederle, en 1926. Une Américaine. Elle est partie du cap Gris-Nez et est arrivée à Douvres en quatorze heures et trente et une minutes. Elle a battu le record du monde masculin de l’époque d’une heure cinquante-neuf. C’est Maman qui m’a raconté ça. Elle savait tant de choses intéressantes.

Bien qu’elle n’ait pas trouvé l’information particulièrement passionnante, Angélique a hoché la tête, impressionnée par cet étalage de culture aussi inutile qu’étrange compte tenu des circonstances. Elle a ensuite pris la main de Sarah et l’a regardée avec grand sérieux.

— Je suis désolée, la vie est vraiment atroce, surtout pour les filles. La seule solution, c’est la solidarité, c’est Fanny qui me l’a dit.

— C’est qui Fanny ?

— Ma grande sœur.

Sarah n’avait pas la moindre idée de ce que le terme « solidarité » signifiait, mais il sonnait comme une succession de notes de musique, une gamme pleine d’espoir dont elle avait bien besoin en ces temps difficiles, elle a donc proposé à Angélique :

— Tu pourrais venir avec moi à l’enterrement ?

— Oui, carrément ! s’est exclamée celle-ci, comme si on venait de lui proposer d’aller manger une glace.

Angélique était enchantée de cette opportunité de peut-être voir un mort en vrai. Elles sont donc toutes deux allées se ­poster à côté du trou de terre fraîche préparé pour accueillir le ­cercueil. Elles ont patienté en silence. Angélique essuyait de temps en temps les larmes de Sarah avec un mouchoir en papier usagé trouvé au fond de la poche de son ciré. Puis les cloches se sont mises à sonner et le cortège gris des membres de la famille, ­précédé du cercueil, est entré dans le cimetière comme un vol de corbeaux lugubres.

— C’est trop triste, je te prête mon Walkman, a chuchoté Angélique, je l’ai volé à ma sœur.

Sans attendre la réponse de Sarah, elle a plaqué son casque sur les oreilles de sa nouvelle amie et a monté le volume au maximum.

Et c’est comme ça que tout a commencé : Angélique, ­attifée d’un ciré jaune comme un soleil qui lui arrivait aux chevilles, tenant la main de Sarah, sidérée de chagrin, le tout avec Sensualité d’Axelle Red en musique de fond.

Aujourd’hui,

Fanny

La main crispée sur son téléphone, Fanny relut pour la centième fois le texto qu’elle venait de recevoir.

Numéro inconnu. 9 h 43.

Maman est morte hier.

Enterrement mardi 10 h.

Fanny n’avait pas parlé à sa sœur depuis des années, mais elle savait que le message ne pouvait provenir que d’Angélique. Elle leva lentement la tête. À travers la vitre de son bureau, elle voyait ses collègues s’agiter dans ­l’effervescence matinale. Maman est morte. Quand l’avait-elle vue pour la dernière fois ? Pour le troisième anniversaire d’Oscar, il y a plus de neuf mois. Marie-Claire avait proposé de prendre son petit-fils une semaine l’été suivant et Fanny avait failli éclater de rire. Puis, quand elle avait compris que la proposition était sérieuse, elle avait refusé poliment. Elle ne savait même plus quel prétexte elle avait invoqué. Elles s’étaient disputées et ne s’étaient pas rappelées. Ses mains tremblaient. Maman est morte. Elle aurait voulu demander ce qu’il fallait faire. Parler à quelqu’un, peut-être ? Non. On ne mélange pas travail et vie privée. Les collègues de Fanny n’étaient pas ses amies. Encore moins depuis qu’elle avait été promue rédactrice en chef adjointe du magazine et qu’elle était pressentie comme future directrice éditoriale du online.

Elle avait besoin d’un café. Elle posa son téléphone avec précaution sur son bureau impeccablement rangé, comme un objet brûlant susceptible d’exploser à tout instant. Elle traversa l’open space avec la curieuse impression d’avancer au ralenti dans un aquarium au son du cliquetis des claviers.

— Carabosse va récupérer le online, c’est sûr, elle va virer la moitié de l’équipe.

La phrase lui arriva bien distincte, comme un boomerang en plein dans les dents. Une discussion de machine à café comme une autre, dont elle était manifestement l’objet. Sa mère était morte et ses collègues la surnommaient « Carabosse ». Merci et bonne journée à vous aussi.

La conversation entre Nathalie et Jeanne cessa, bien entendu, à l’instant où elles remarquèrent sa présence. Fanny, l’air de rien, appuya sur le bouton « expresso sans sucre » et attendit que le gobelet se remplisse. Une odeur légère et plutôt agréable de panique et de café envahit l’atmosphère. Fanny repartit s’enfermer dans son bureau sans leur adresser la parole – ce n’est pas comme si elle avait du temps à perdre avec ce genre de commérages. Et puis, sa mère était morte, ce qui, objectivement, était tout de même plus grave que de se faire traiter de sorcière par deux collègues jalouses.