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— Comment ça va aujourd’hui, mon ange, est-ce que tes petits camarades t’embêtent encore au collège ?

Angélique avala une gorgée de café brûlant et sourit.

— Plus trop, ça doit être l’approche de la ménopause qui les effraie.

Le vieux hocha la tête, satisfait de cette réponse.

— Une policière m’a parlé hier, elle cherchait Sarah.

Le sourire d’Angélique s’évanouit.

— La police ? Comment ça ? Qu’est-ce que tu leur as dit ? demanda-t-elle d’une voix blanche.

Le vieux se gratta le crâne.

— Au début, je croyais que c’était Caroline, mais en réalité, c’était une policière. Les mêmes questions qu’à chaque fois sur Sarah. Ce que je dis moi, ça me regarde. Mais toi, surtout il faut que tu te taises ou tu auras des problèmes.

Il posa la main sur la sienne et la serra avec une surprenante vigueur. Il plongea dans le regard bleu d’Angélique ses yeux sombres, brutalement redevenus lucides.

— C’était il y a des années, ni ton sentiment de culpabilité ni la vérité ne changeront rien pour personne maintenant, alors ne fais pas de bêtises, laisse les choses suivre leur cours.

Angélique avait froid. Qu’est-ce que c’était que cette histoire de police ? L’enquête avait-elle été rouverte ? Elle avala son café d’un geste sec.

— Je dois y aller, murmura-t-elle. Obi-Wan !

— Je suis sérieux, répéta le vieux en la regardant fixement, ne dis rien ou tu le regretteras.

Quelque part dans le ventre d’Angélique, la petite fille qui ne supportait pas qu’on lui interdise quoi que ce soit eut un sursaut de révolte, prête, par principe, à faire exactement le contraire de ce qu’on lui conseillait, quelles qu’en soient les conséquences.

— Je fais ce que je veux, marmonna-t-elle. Allez, Obi-Wan, on y va !

Elle rattacha à contrecœur la laisse à son collier.

— Merci pour le café, lança-t-elle.

— Achète-toi des gants, Caroline, vingt-cinq ans que tu viens ici et je ne t’ai jamais vue avec une paire de gants.

Angélique enfonça ses mains gercées dans les poches de sa vieille parka militaire et s’éloigna sans répondre.

*

Document de travail

Affaire Sarah Leroy – année 1999

À la rentrée en troisième, tout avait changé. Et pas seulement parce qu’Angélique et Sarah ne s’adressaient plus la parole. Pendant les vacances, Sarah s’était rapprochée de Julie Durocher et à la rentrée, celle-ci était devenue sa nouvelle meilleure amie. Sarah a commencé à se maquiller de manière discrète et élégante, comme le lui avait enseigné Iris. Elle a troqué ses éternels sweat-shirts et ses jeans patte d’éléphant contre des jupes et des petits pulls moulants achetés chez Kookaï qui mettaient en valeur ses soutiens-gorge rembourrés. Avec Julie, elle s’est découvert une passion pour les magazines féminins et s’est mise à engloutir Jeune et Jolie, Fan 2 et 20 ans comme des fondants au chocolat. Grâce à cette littérature de haut vol, elle avait, à quatorze ans, les compétences en eye-liner d’une maquilleuse de Hollywood, les acquis théoriques sur « comment satisfaire un mec au lit » d’une sexologue en fin de carrière et elle aurait pu écrire l’équivalent de l’Encyclopædia Universalis de conseils beauté et minceur.

Le reste de son temps, elle le passait toujours à la piscine ou à nager dans la Manche. De mars à fin octobre, elle plongeait du rocher du Corsaire et restait parfois des heures dans l’eau salée, à se laisser bercer par les vagues ou à les défier, à explorer des criques inaccessibles à pied. Elle connaissait par cœur les courants, les horaires des marées et les couleurs changeantes de l’eau salée, qui pouvait passer d’un vert transparent à un gris sombre en fonction des reflets du ciel. Elle passait du temps avec le vieux René qui la confondait parfois avec la fille qu’il avait perdue. Il lui expliquait la faune et les vents marins. Tout comme le cimetière était le royaume d’Angélique, la mer est devenue l’empire de Sarah. Elle a commencé à raconter timidement qu’elle espérait passer en sport études à partir de la seconde, que sa professeure de natation, Mlle Chalou, affirmait qu’elle possédait la rigueur, le talent et la volonté nécessaires pour devenir nageuse professionnelle. Forte de cette réussite et de ses vêtements de marque que tout le monde lui enviait, Sarah s’est constitué une bande de copines. Quelques semaines après la rentrée en troisième, elle avait une vie sociale très riche tandis qu’Angélique passait ses récréations dans les ­toilettes désaffectées du collège, condamnées pour des histoires de peinture à l’amiante. Elle fumait des cigarettes dans ce préfabriqué toxique et en ruine en attendant que finisse son adolescence. Elle n’avait plus aucun ami. Benjamin ne lui parlait plus.

Depuis l’anniversaire du grand frère de Sarah, Angélique était mutique. Parce qu’elle avait osé prétendre qu’Éric Chevalier l’avait forcée à coucher avec lui dans le hangar à bateaux, elle avait été mise au ban du collège-lycée Victor-Hugo sans autre forme de procès. Son nom a fleuri partout, au Tipp-Ex ou gravé au compas sur le bois des tables en salle de classe, sur la porte des toilettes, associé à des qualificatifs que je préfère ne pas citer ici. Les insultes et les boulettes de papier pleuvaient sur elle. Ses notes se sont effondrées, M. Follet, bien qu’il n’ait pas eu les troisièmes cette année-là, a tenté de la convoquer à ­plusieurs reprises. Elle n’y est jamais allée. Comme elle n’avait aucune contrainte, ni couvre-feu ni injonction à faire ses devoirs ou son lit, elle s’est mise à tester les limites. Elle prenait le bus jusqu’à Lille au lieu d’aller en cours, elle piquait des CD à la Fnac, du maquillage au Prisunic et, dans les boutiques à la mode, des fringues qu’elle empilait les unes sur les autres dans les cabines d’essayage. Elle taxait des joints à des lycéens en échange d’un CD volé ou d’un aperçu rapide de son soutien-gorge. Elle a ­commencé à se maquiller outrageusement, à déchirer ses jeans avec rage aux ciseaux de cuisine. Elle allait traîner au cimetière, shootait dans les plaques funéraires et écrasait ses mégots dans les pots de fleurs. Elle passait des heures à observer les vagues se fracasser sur les rochers noirs en se demandant combien de temps ça lui prendrait de mourir, si elle se laissait tomber tout en bas. Les jours de grand vent, elle marchait les bras écartés au bord des falaises, elle s’allongeait les yeux fermés sur les voies ferrées et ne roulait sur le côté qu’à la dernière minute, quand les rails vibraient à faire sauter les graviers et que le crissement de roues métalliques venait déchirer ses tympans. Ce n’est pas qu’elle voulait mourir, c’est que, d’une certaine manière, elle était déjà un peu morte.

C’est ici que Morgane Richard et les Désenchantées sont entrées en scène, puisque c’est grâce à Morgane qu’Angélique est revenue à la vie. Aujourd’hui encore, chaque fois que je pense à Morgane, je revois ses yeux, vifs et aiguisés comme deux petites lames d’argent. Un regard intelligent et perspicace, sans la moindre trace de doute ou d’hésitation, qui déstabilisait les adultes autant que les enfants.