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Quelques années plus tôt, le jour de la rentrée des sixièmes au collège-lycée Victor-Hugo, Morgane s’était déjà fait remarquer. L’été 1996 avait été riche en événements : un Boeing 747 de la TWA reliant New York à Paris avait explosé en vol, un attentat à la bombe avait eu lieu lors des Jeux olympiques d’été à Atlanta et la Nasa affirmait avoir détecté des traces de vie sur un météorite en provenance de Mars. À l’époque, quand M. Follet leur avait demandé d’écrire sur leur fiche de renseignements quel événement avait marqué leur été, Angélique avait écrit : « Mon père est parti. » Sarah : « J’ai une nouvelle famille, une belle-mère et deux frères, ils ont l’air sympas. » Et Morgane : « Claudie Haigneré a passé sept jours à bord de la station russe Mir. C’est donc la première femme française et européenne à partir dans l’espace. » M. Follet avait parcouru les fiches, puis il avait invité Morgane à venir au tableau pour parler de Claudie Haigneré et expliquer en quoi c’était important. Les cheveux touffus de Morgane étaient alors coupés droit, juste en dessous des oreilles. Leur épaisseur formait autour de son visage une demi-auréole brune de boucles aussi rêches que denses, immunisées contre les assauts du vent et la loi de la gravité. Alors que tous les nouveaux collégiens avaient prêté un soin particulier au choix de leurs vêtements, déjà conscients que leur avenir social dans la jungle du collège dépendrait en grande partie de leur image, Morgane portait un pantalon de velours côtelé trop grand, un tricot rayé multicolore aux manches détendues et ses éternelles lunettes rondes. Ce n’était pas encore les lunettes stylées de Harry Potter, juste le modèle le moins cher remboursé par la Sécurité sociale. À peine s’était-elle levée que des ricanements s’étaient fait entendre dans la classe. Morgane avait redressé le menton et s’était plantée devant le tableau vert. Les mains derrière le dos, elle avait débité avec assurance :

— Cet événement a marqué mon été parce que c’est à la fois une victoire pour la science et pour les femmes. C’est important de mettre en avant des modèles féminins qui réussissent dans des domaines vus comme masculins. Ainsi, la nouvelle génération de filles saura qu’elle peut aspirer à autre chose dans la vie qu’aux rôles auxquels la société patriarcale cantonne les femmes depuis des millénaires, à savoir : mère, bonniche ou pute.

Elle avait onze ans. En quelques phrases, le sourire encourageant du professeur de français s’était décomposé en une expression de stupéfaction horrifiée. Après une seconde de sidération, toute la classe avait hurlé de rire. M. Follet avait repris contenance et il avait tonné :

— Taisez-vous ! C’est la première et la dernière fois que qui que ce soit utilise un tel vocabulaire dans ma salle de classe ! Est-ce que c’est clair ?

Il était écarlate et tout le monde s’était tu, terrifié. Étrangement, il n’avait pas envoyé Morgane chez le proviseur. Il s’était contenté de lui dire de ne pas répéter bêtement tout ce qu’elle entendait chez elle. La réputation sulfureuse des parents de Morgane, Xavier et Nicole Richard, n’avait pas atteint Bouville, mais à Saint-Martin, tout le monde savait qui ils étaient. Ils distribuaient des tracts au marché, à la sortie de l’église et du lycée. Ils avaient quinze ans en 68. Féministes deuxième vague, marxistes et environnementalistes bien avant que l’engagement politique devienne un accessoire tendance comme un autre à exhiber dans les dîners mondains, ils étaient de toutes les manifestations du Pas-de-Calais. Ils servaient à la Soupe populaire, aux Restos du Cœur, ils invitaient les SDF à déjeuner, hébergeaient les animaux estropiés, ils étaient bénévoles dans toutes les associations, il suffisait de le leur demander.

Morgane était allée se rasseoir, les chuchotements moqueurs avaient glissé sur elle comme de l’huile sur une toile cirée. Après cet événement, personne ne lui avait plus adressé la parole. On la trouvait bizarre. Depuis, elle passait les récréations, plus sérieusement rebaptisées « interclasses », à lire. Elle venait à l’école pour travailler, pas pour socialiser. Elle raflait les 20 sur 20 et les compliments jetés par les professeurs émerveillés et rentrait chez elle faire Dieu sait quoi. Elle n’avait pas le droit de regarder la télévision, pour préserver son cerveau que ses parents ne souhaitaient pas voir broyé dans l’infernal mécanisme de manipulation des masses orchestrée par les politiques, la société de consommation et l’hypercapitalisme néolibéral. Morgane, qui s’ennuyait ferme, avait donc entrepris très jeune de dévorer l’intégralité des livres de la bibliothèque municipale, et ce, dans l’ordre alphabétique. À quatorze ans, quand elle s’est intéressée à Angélique, elle en était à « Z » comme « Zola ». Avec le recul, il était évident qu’elle deviendrait quelqu’un d’important, qu’on lirait son nom un jour dans les journaux. Mais personne n’aurait pu imaginer ce à quoi elle consacre désormais sa vie et son intelligence. Et surtout pas ses parents qui, les pauvres, ne s’en sont jamais remis.

Mais je m’égare, ce n’est pas le sujet. Morgane n’avait jamais pris part aux débats sur l’incident du hangar à bateaux. Elle semblait, comme les adultes, totalement imperméable aux événements qui rythmaient la vie scolaire des autres collégiens. Pourtant, avec trois mots, un beau matin, elle a sauvé Angélique. Il faut préciser que des mots, Angélique en avait entendus un paquet après l’incident. Jamais les bons.

Tu avais bu, non ? Il n’a pas dû comprendre. Je ne le vois pas faire ça, il est tellement gentil. Tu n’as pas dû être assez claire. Tu l’avais pas un peu cherché ? Tu exagères.

Menteuse.

Tu étais habillée comment ? Tu feras plus attention la prochaine fois. Pourquoi tu as dansé avec lui ? Pourquoi tu as bu ?

Mytho.

Même ta meilleure pote te croit pas. On a vu comment tu le regardais. Tu croyais quoi ? Traînée. T’as pas honte ? Genre, t’étais vierge. Tu n’as qu’à te respecter.

Salope.

T’avais qu’à pas boire. T’avais qu’à pas t’habiller comme ça. T’avais qu’à pas te retrouver seule avec lui.

Espèce de pute.

Dans cette avalanche de commentaires, de remarques, d’opinions qu’elle n’avait jamais sollicités, il y avait des mots qu’Angélique avait besoin d’entendre et que personne n’avait prononcés. Même pas M. Follet, son professeur préféré, même pas sa mère, même pas sa grande sœur ou sa meilleure amie. Personne. Or, les mots, Morgane, déjà à cette époque, savait trouver les bons en toutes circonstances. Et un jour, elle qui connaissait à peine Angélique s’est plantée devant elle. Elle l’a fixée droit dans les yeux et a déclaré comme on balance une bouée de sauvetage :

— Je te crois.

Sur le muret où elle était assise, Angélique n’a pas répondu. On aurait pu croire qu’elle n’avait pas entendu, voire qu’elle n’avait même pas remarqué la présence de Morgane. Dans la cour, les rires, les discussions, les sons des ballons qui rebondissaient sous le préau, résonnaient comme d’habitude. Angélique a hésité, puis elle s’est légèrement décalée pour laisser une place sur le muret et Morgane, en silence, s’y est assise. Par la suite, Angélique s’est accrochée à ce « je te crois » comme un naufragé se cramponne à une main tendue, elle s’est appuyée sur ces trois mots pour remonter les murs lisses du puits où elle était tombée, pour s’éloigner du rebord des falaises et des voies ferrées qui vibrent, pour ramasser, un par un, les débris de son âme éparpillée en mille éclats sur le sable froid d’un hangar à bateaux, quelques jours avant ses quatorze ans.