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Aujourd’hui,

Morgane

Assise sur les escaliers de béton, Morgane posa son gobelet de café à côté d’elle et alluma une cigarette. Elle ne fumait plus depuis longtemps, mais le verdict allait tomber tout à l’heure, alors elle pouvait bien s’encrasser un peu les poumons. Elle prit le temps de l’apprécier tout en suivant des yeux le lent mouvement de la grande roue posée au bout de la jetée de Scheveningen. La plage, immense, s’étendait devant elle jusqu’aux vagues rugissantes. Ici l’eau était verte, pas du vert des plages de Porquerolles ou des îles grecques, mais d’un kaki qui ne faisait rêver personne. Quelques fous se baignaient encore en maillot, des surfeurs en combinaison affrontaient les rouleaux déchaînés. Elle avait beau avoir grandi au bord de la Manche, elle ne faisait pas le poids face aux Néerlandais qui nageaient toute l’année ou presque dans l’écume froide de la mer du Nord. Bouville-sur-Mer, à côté de La Haye, c’était les Maldives. Depuis la fin octobre, les restaurants et les bars temporaires en préfabriqué, montés tous les ans au printemps, avaient été démontés et la plage était vide, battue par un vent humide et gris.

Morgane poussa un soupir. Le verdict allait tomber et avec lui les demandes d’interviews, de commentaires, d’explications. Il allait falloir répondre aux questions. Toujours les mêmes. Faire face à l’incompréhension générale, au dégoût, aux insultes sur les réseaux sociaux, voire aux crachats sur le pare-brise de sa voiture et aux menaces à l’encontre de son mari et de ses enfants.

Elle écrasa son mégot et termina son café froid. Puis, elle se leva et se dirigea vers sa voiture. Arrivée à la Cour pénale internationale, elle passa machinalement les deux portiques de sécurité pour se rendre en salle d’audience. Elle enfila sa robe noire et prit sa place. On lui disait bonjour poliment, on n’en pensait pas moins. Tout ça pour ça. Ces mois d’auditions, de débats, de dépositions, tous ces corps sans vie, mutilés, bientôt oubliés au fin fond d’un village de République centrafricaine dont personne ne se rappellerait le nom demain. Tout ça, pour un abandon des charges faute de preuves suffisantes. Un abandon des charges qu’elle avait bataillé pour obtenir. Parce que c’était son métier. Parce que toute personne a le droit d’être défendue par un avocat. Même les monstres. Et l’avocate des monstres, ceux qu’on accusait de génocides, de crimes contre l’humanité, de viol et de torture, c’était elle.

Derrière elle, l’accusé attendait le verdict. Des mois qu’il écoutait, dans ce box, les avocats, les témoins et les victimes, égrener en détail la liste de ses crimes, sans jamais manifester autre chose qu’un certain ennui. À plusieurs reprises, il s’était même endormi. Morgane connaissait par cœur la liste des chefs d’accusation : crimes de guerre et crimes contre l’humanité, meurtre, attaque contre une population civile, pillage, enrôlement forcé d’enfants, réduction en esclavage, viol, torture, mutilations…

Il avait pourtant l’air normal, ce type. Un papi d’une soixantaine d’années, affable, à la bedaine rassurante, un peu chauve. Normal, voire plutôt sympathique. On pourrait s’asseoir à côté de lui dans le bus sans y penser, confiant dans sa bonhomie. C’est ce qui frappait Morgane chaque fois qu’elle posait les yeux sur les accusés qu’elle défendait, à quel point les pires coupables pouvaient avoir l’air innocents.

Plusieurs heures plus tard, à la sortie, devant le bâtiment ultramoderne, composé de blocs de verre et entouré de pièces d’eau, les journalistes attendaient. Morgane inspira un grand coup, ferma les yeux et se jeta dans l’arène. Après tout, elle avait l’habitude.

— Pourquoi défendez-vous toujours des coupables ?

— Parce que le droit à un procès équitable est fondamental. Par ailleurs, j’aimerais vous rappeler que toute personne est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été établie.

— Ça ne vous empêche pas de dormir la nuit, d’aider des assassins, des violeurs et des pédophiles à sortir de prison ?

— Je m’exhorte à regarder les accusés comme des êtres humains. Je suis là pour défendre leurs droits qui, rappelons-le, sont les mêmes que les vôtres et contribuent à construire un monde plus juste.

— Croyez-vous en l’innocence de votre client ?

— Ce n’est pas la question. Je suis avocate, je ne travaille pas pour la police.

— Avez-vous pensé aux victimes ? Aux familles des victimes ?

— Je suis désolée, je dois y aller.

Elle se glissa dans la voiture noire aux vitres teintées qui l’attendait et respira, enfin. Elle avait gagné, elle était contente. Elle ne doutait pas que son client avait sur les mains le sang de civils, d’enfants assassinés au nom d’une bataille de pouvoir qui n’avait jamais concerné ses victimes. Elle était comme tout le monde, il ne fallait pas croire. Ce type, une partie d’elle espérait qu’il se ferait écraser par un camion. Si cela arrivait, elle n’éprouverait aucune sympathie, mais plutôt une certaine satisfaction. La rage, la violence, l’instinct primaire de vengeance, elle les ressentait comme les autres. Elle savait toutefois que tout cela n’avait rien à voir avec la justice. Faire acquitter un accusé faute de preuves suffisantes, ce n’était pas un échec de la justice, mais une preuve de son bon fonctionnement.

Son téléphone vibra, elle le sortit de sa poche et jeta un coup d’œil à l’e-mail qu’elle venait de recevoir sur sa boîte personnelle.

Bonjour Morgane,

J’espère que tout va bien pour toi et ta famille. J’ai hésité à t’écrire, depuis tout ce temps…, mais René dit que la police est venue l’interroger à propos de S… Je n’ai pas réussi à comprendre s’ils rouvraient l’enquête ou de quoi il s’agissait exactement, mais il faudrait peut-être qu’on se voie avec Jasmine, non ?

Bises,

Angélique

Morgane fixa l’écran, elle dut relire plusieurs fois ­l’e-mail pour comprendre. Le vrai échec de la justice, pour Morgane, ce n’était pas l’impunité de certains coupables, c’était de condamner à tort. Or, il y a bien longtemps, Morgane avait laissé un homme partir en prison pour un crime qu’il n’avait pas commis. Elle aurait pu lever la main, dire « Attendez ! ». Il aurait suffi de quelques mots pour le sauver, au nom de cette justice qu’elle brandissait comme un étendard depuis sa plus tendre enfance. Mais elle ne les avait pas prononcés. Elle avait détourné les yeux. Elle avait laissé faire. Et depuis, elle payait sa dette.

*

Document de travail

Affaire Sarah Leroy – année 1999

Morgane et Angélique ont commencé à s’asseoir côte à côte en salle de classe, dans le bus et sur un banc pendant toutes les récréations. Angélique était toujours l’objet d’insultes diverses, la présence de Morgane atténuait cependant l’intensité des attaques. Morgane n’était pas populaire, mais les deux ou trois fois où elle avait été bousculée ou moquée par d’autres élèves, elle ne s’était pas laissé démonter. Elle avait décoché quelques mots bien choisis, des flèches empoisonnées qui avaient su ridiculiser ou blesser ses adversaires de façon mémorable. Alors, dans son dos, on la traitait de sorcière ou de lesbienne, on se moquait de ses vêtements, de ses cheveux en pétard ou de ses parents ridicules, mais en face, on lui fichait généralement la paix.

La première fois qu’Angélique est allée chez Morgane, elle lui a demandé :

— Ils savent, tes parents ?

Elle n’a pas eu besoin de préciser de quoi elle parlait, Morgane lui a répondu :