— Ce qui t’est arrivé, il n’y a que toi qui peux décider si et à qui tu veux le raconter. Ce n’est pas à moi d’en parler.
Angélique a hoché la tête. Jamais Morgane n’avait parlé « d’incident » comme tout le monde le faisait. Une fois, et une fois seulement, elle avait même utilisé ce mot qu’Angélique n’avait jamais osé prononcer, même à voix basse, même en pensée. « Viol ». Angélique en avait été choquée. Elle avait chuchoté « ne dis pas ça » en regardant autour d’elle, terrifiée à l’idée que quelqu’un ait entendu. Ce mot-là, il était dangereux, il lui faisait peur et il ne pouvait pas correspondre à l’incident du hangar à bateaux. Un viol, c’est un adulte inconnu, la nuit, sur un parking, un couteau sous la gorge, la police, un procès, la prison. Pas ce qui lui était arrivé, le grand frère d’un copain qui n’écoute pas à une soirée trop arrosée. Tellement poli qu’il appelle le lendemain sur le fixe pour s’excuser de s’être emballé. Il ne savait pas que c’était sa première fois. Elle aurait dû le lui dire, il serait allé plus doucement. Ce n’était pas si grave, ces quelques bleus sur les bras, là où il l’avait maintenue un peu trop fort. Quelques traces de sang et de sable dans une culotte Petit Bateau en coton rose qu’elle avait brûlée dans l’évier, au même endroit que ses icônes religieuses, quelques années plus tôt. Pas de quoi en faire toute une histoire. Ce sont des choses qui arrivent. N’est-ce pas ce que sa mère lui avait expliqué quand elle avait tenté de lui en parler ?
Angélique s’est donc présentée un jour devant la porte des Richard, vaguement intimidée. Nicole Richard, la mère de Morgane, était une femme nerveuse qui avait toujours l’air exténuée. Pas au sens où elle aurait mal dormi la nuit précédente, mais plutôt fatiguée de naissance, du monde, de la vie et des gens. Elle a ouvert, une cigarette au coin des lèvres.
— J’imagine que tu es Angélique ?
Elle avait une voix douce et elle a déposé un baiser affectueux à l’odeur de nicotine sur la joue d’Angélique.
— Morgane est partie acheter le pain, elle sera là dans dix minutes.
— Désolée, je suis un peu en avance.
— Pas de problème, tu veux un verre d’eau ? une limonade ?
— Je veux bien une limonade.
Nicole est revenue une minute plus tard avec un verre de limonade. Elle s’est assise en face d’Angélique et l’a examinée, les yeux plissés, tout en tirant sur sa cigarette. Elle avait le même regard gris acier que Morgane.
— Tu es beaucoup trop jolie, tu auras des problèmes toute ta vie, a-t-elle soupiré, personne ne s’intéressera jamais à ce qu’il y a dans ta petite tête.
Consciente que le compliment n’en était pas un, mais trop décontenancée pour élaborer une autre réponse, Angélique a répondu :
— Merci.
Et s’est sentie stupide.
— Je suis heureuse que Morgane ait trouvé une amie, a continué Nicole, elle a du mal à se faire des copines au collège, elle est beaucoup trop intelligente pour son âge, surtout pour une fille. J’ai toujours peur qu’elle souffre de sa solitude. Vous êtes amies, n’est-ce pas ?
Angélique a avalé une gorgée de sa boisson et a haussé les épaules. L’amitié était un concept fluctuant. Force était de constater que les filles, à commencer par Sarah, avaient été avec elle bien plus cruelles que les garçons ces derniers temps.
— L’amitié, moi, j’y crois pas vraiment.
Nicole a haussé un sourcil.
— Pourquoi dis-tu ça ?
— J’avais une amie, c’était ma meilleure amie depuis le CE2 et elle m’a trahie.
— Comment ça ?
— Elle a dit à tout le monde que j’étais une menteuse et elle a arrêté de me parler.
— Et tu avais menti ?
Angélique a secoué la tête.
— Non, mais selon elle, au nom de notre amitié, ce que j’ai dit, j’aurais dû le garder secret.
Nicole Richard, intriguée, a commenté :
— L’amitié, c’est vrai, ça peut être compliqué, mais ma Morgane, tu peux lui faire confiance, c’est une loyale, elle a plus de principes que tous les adultes que je connais réunis.
Angélique a posé le verre sur la table. La limonade, sans sucre, était trop acide.
— Tu sais, a poursuivi Nicole gentiment, c’est comme ça… On apprend aux filles à se tirer dans les pattes. Ça commence au berceau, avec les contes de fées : Cendrillon, martyrisée par ses demi-sœurs, Blanche-Neige, empoisonnée par sa belle-mère… Tout ce qu’on voit ce sont des femmes jalouses, en compétition (elle s’était levée, subitement agitée, semant les cendres de sa cigarette sur la moquette du salon). Pas à qui sera la plus généreuse ou la plus intelligente, non, depuis la nuit des temps, on nous lance dans une course effrénée à qui sera la plus belle, parce que la plus belle, celle qui rentrera le mieux dans le moule de l’idéal féminin que représente la princesse de conte de fées dans l’esprit des petites filles, obtiendra la récompense ultime…
Angélique, fascinée par cet étrange discours, a demandé :
— C’est quoi la récompense ultime ?
Nicole Richard a souri avec douceur.
— Le droit d’épouser le prince charmant, de porter ses enfants, de faire le ménage et la cuisine et de laver ses chaussettes gratuitement. Et le meilleur moyen de gagner, c’est d’éliminer la concurrence. En quelque sorte, ton amie, celle qui ne te parle plus, a été embrigadée.
— Ça veut dire quoi, « embrigadée » ?
— C’est comme si tu étais ensorcelée. Toutes ces histoires, ces comportements dans les livres, dans les films, que tu absorbes sans même t’en rendre compte à force, c’est un peu comme un enchantement : ça grave au plus profond de ton cœur l’idée que les autres femmes ne peuvent pas être véritablement tes amies, que mises au pied du mur, entre toi et un garçon, elles choisiront toujours le garçon, elles te trahiront, elles t’observeront et jugeront chacune de tes actions, tes vêtements, ton physique, comme certaines filles observent et jugent Morgane, simplement parce qu’elle est différente, au lieu de la laisser vivre comme elle l’entend, parce que sa liberté les effraie…
La porte de l’entrée a claqué à ce moment-là et a coupé Nicole Richard dans sa démonstration lyrique.
— Ah, voilà Morgane !
Morgane avait les joues rosies par sa course à vélo. Elle a déposé une baguette de pain sur la table basse.
— Maman est en train de t’exposer sa grande théorie sur la compétition entre filles, c’est ça ?
— C’est tout à fait vrai, a rétorqué Nicole, crois-moi, j’ai été trop souvent déçue par l’inexistence de la solidarité féminine pour ne pas essayer de vous protéger.
— Oui, oui, oui, la femme est un loup pour la femme, on est toutes embrigadées bla-bla-bla… Viens, Angélique, on va dans ma chambre.
Angélique a suivi Morgane jusque dans une petite pièce en soupente dotée d’un lit une place impeccablement fait et dont l’ordre et la propreté contrastait avec le reste de l’appartement.
— Désolée pour ma mère, elle a des théories sur tout et tout le monde. Ce truc sur les princesses, les belles-mères et les sorcières, etc., elle le ressort à toutes les sauces. Il faut dire que son père est parti avec la meilleure amie de sa mère quand elle avait quinze ans, ça n’a pas aidé…
Angélique s’est laissée tomber sur le lit, pensive.
— Ça se tient, son truc… Regarde Sarah et moi…
— Sarah et toi, c’est différent, non ? Vous n’étiez pas en compétition, c’est juste qu’elle a eu le sentiment de devoir choisir entre toi et sa famille… Elle a eu peur, c’était plus simple pour elle de croire que tu mentais. Les gens sont prêts à croire n’importe quoi du moment que ça les arrange.