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— Peut-être, mais c’est juste une autre façon d’être ensorcelée.

Morgane a effectué un tour complet sur sa chaise de bureau.

— Si on est toutes ensorcelées, on n’a qu’à briser l’enchantement, j’ai une idée !

Elle a fouillé dans une boîte à chaussures et en a sorti une cassette audio.

— J’ai réussi à l’enregistrer en entier sur NRJ l’autre jour, il manque à peine les trois premières secondes.

Elle a inséré la cassette dans le lecteur et a appuyé sur « play » puis, sur les premiers accords du piano, elle s’est mise debout sur son lit et a énoncé d’une voix solennelle :

— Moi, fée Morgane, je déclare que nous serons amies à la vie, à la mort, pour le meilleur et pour le pire, que nous resterons solidaires, quelle que soit la situation et que nous nous soutiendrons toujours. Et grâce à ces paroles magiques et le pouvoir investi en moi par la sublime, l’unique, l’inimitable, la géniale Mylène Farmer, je nous déclare officiellement « désenchantées ».

— Ça ne veut pas dire ça, « désenchantées », ça veut dire « aigries », a rétorqué Angélique en battant automatiquement la mesure sur la musique.

— Ça veut dire ce qu’on veut… On ne va pas se laisser dicter la signification des mots ! a déclamé Morgane qui a commencé à fredonner : « Si je dois tomber de haut, que ma chute soit lente, je n’ai trouvé de repos, que dans l’indifférence… »

— On ne va pas se laisser dicter la signification des mots, mais de là à réinventer la langue française et Mylène Farmer…

En guise de réponse, Morgane a tourné le bouton du volume au maximum.

— « Je voudrais retrouver l’innocence… Mais rien n’a de sens… et rien ne va… »

— Sur l’absence de sens, je suis d’accord…, a marmonné Angélique.

Morgane, trop occupée à s’époumoner sur la chanson, n’écoutait plus. Angélique l’a fixée quelques instants, déconcertée. Elle voyait apparaître pour la première fois une facette de Morgane qu’elle ne connaissait pas. Son amie tournoyait les bras écartés dans sa chambre d’écolière bien rangée en chantant à tue-tête. Alors, un sourire a éclos sur le visage d’Angélique, timide d’abord, le premier rayon de soleil après des mois de pluie, puis de plus en plus grand jusqu’à venir illuminer les quatre coins de la petite chambre sous les toits.

— D’accord, j’accepte de faire partie de ta secte des aigries.

— « Désenchantées », Angélique, pas « aigries » ! a crié Morgane pour couvrir le son de la musique.

— Désenchantées, a répété Angélique plus fort en grimpant sur le bureau, on est désenchantées !

Morgane lui a jeté une brosse à cheveux et Angélique l’a saisie au vol comme un micro imaginaire. Puis, elle s’est mise à clamer avec elle, les yeux fermés, le poing levé, comme sur une scène imaginaire :

« Tout est chaos, à côté,

tous mes idéaux : des mots abîmés…

Je cherche une âme qui pourra m’aider

Je suis d’une génération désenchantée. »

Aujourd’hui,

Angélique

Angélique marcha jusqu’au front de mer, de loin, elle aperçut le restaurant de ses parents. Elle l’avait fermé deux semaines à la suite du décès de sa mère. Le Comptoir du Fort accueillait toujours du monde l’été, la cuisine y était bonne et il avait d’excellentes critiques sur Internet, mais le reste de l’année, malgré les quelques habitués, il était loin d’être rentable. Il fallait faire face à la concurrence des restaurants des Leroy, gérés plus efficacement, d’autant plus que Marie-Claire Courtin s’était toujours refusée à augmenter les prix, estimant que les locaux n’avaient pas à subir toute l’année le prix exorbitant que les touristes étaient prêts à payer deux mois par an. Deux silhouettes l’attendaient sous l’enseigne. La peinture s’effritait, il faudrait qu’elle pense à la repeindre. Une voiture de location était garée devant le restaurant. Angélique plissa les yeux, surprise.

— On a de la visite, Obi-Wan, murmura-t-elle.

Même si Fanny ne lui parlait plus depuis des années sans qu’elle n’ait jamais vraiment compris pourquoi, Angélique reconnut tout de suite la silhouette élancée de sa sœur à l’impatience contenue qui se dégageait de ses gestes.

— Salut, dit-elle en s’approchant.

— Salut, répondit Fanny en se penchant aussitôt sur Obi-Wan, hello toi ! s’exclama-t-elle avec un sourire bien plus sincère que celui qu’elle avait affiché pour sa sœur.

Ce traître d’Obi-Wan se laissa gratter derrière les oreilles avec enthousiasme et il gratifia même Fanny d’un grand coup de langue.

Angélique adressa un hochement de tête à l’adolescente qui accompagnait sa sœur et l’examina d’un œil intrigué. Elle la trouva aussitôt sympathique. Pas à cause de son style de fausse rebelle parisienne. Quand on est anarchiste, on n’achète pas son blouson tête de mort chez Zadig & Voltaire. Mais parce qu’elle avait un air à vouloir foutre le feu aux bagnoles sans la moindre raison qui devait rendre Fanny absolument dingue.

— Salut, je suis Angélique.

— Je m’appelle Lilou, je suis la belle-fille de Fanny.

Voilà qui expliquait le décalage. Angélique était surprise. Cela ne ressemblait pas à Fanny de faire sa vie avec un homme divorcé et déjà père, mais maintenant qu’elle y pensait, sa mère avait déjà évoqué l’existence de Lilou. Et de toute façon, que savait-elle de ce qu’était devenue sa sœur ?

— Tu ne m’as pas donné les informations pratiques pour l’enterrement, alors je me suis dit que j’allais passer te voir. On peut rentrer ?

Sans répondre, Angélique récupéra la clé qu’elle laissait toujours dans un pot de fleurs sur le rebord de la fenêtre. Avec Mia qui oubliait tout le temps ses clés, elle avait gardé cette habitude. Elle ouvrit la porte qui menait au premier étage. Depuis les départs successifs de Mia, puis de sa mère, l’appartement au-dessus du restaurant paraissait bien vide à Angélique. Fanny accrocha sa veste à la patère, enleva ses chaussures et les aligna en dessous des manteaux, comme quand elles étaient petites, pour éviter les claques de leur mère quand elles montaient avec leurs baskets pleines de sable. Les cheveux lisses et teints en blond de Fanny encadraient son visage aux traits réguliers. Elle portait un jean et un pull en cachemire rose qui mettaient en valeur sa silhouette. Spontanément, elle se dirigea vers la cuisine.

— Je peux avoir un café ?

— Fais comme chez toi…

La remarque était ironique puisque, de fait, Fanny était chez elle. Angélique se demanda si ce n’était pas la raison de la présence de sa sœur. Peut-être voudrait-elle lui vendre sa part de l’appartement et du restaurant. Angélique n’aurait jamais les moyens de les lui racheter. Fanny s’arrêta net sur le seuil de la cuisine, surprise de ne pas reconnaître les meubles marron en Formica de son enfance.

— Mia a tout repeint il y a deux ans, expliqua Angélique.

— Mia va bien ? Elle sera à l’enterrement ?

— Elle est en première année de médecine à Lille. Elle arrive tout à l’heure.

— C’est qui Mia ? interrogea Lilou.

A priori, ta demi-cousine, répondit Angélique.

Fanny hocha la tête et laissa son regard glisser sur les meubles repeints d’un bleu doux, elle scruta la peinture blanche des murs à la recherche d’une trace de l’ancien papier peint marron à figures géométriques des années 1970 qu’elles avaient détesté toute leur enfance, manifestement déstabilisée par ce changement.