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— Maman ?

Angélique sursauta. Mia venait de faire irruption dans la cuisine. Plongée dans ses pensées, Angélique ne l’avait pas entendue arriver. Angélique serra contre elle le corps mince de sa fille et enfouit son nez dans ses longs cheveux blonds ensoleillés toute l’année pour respirer l’odeur du shampooing au miel qu’elle utilisait depuis qu’elle était petite.

— Comment ça va, ma chérie ?

— Bien, mais toi, surtout ?

— Ça va, ma puce, ce n’est pas comme si on ne savait pas que ça allait arriver.

— J’aurais dû venir tout de suite, mais j’avais mes examens et…

— Non, bien sûr, ne sois pas désolée. L’essentiel, c’est que tu puisses venir à l’enterrement. Je vais me changer vite fait et on ira manger quelque chose avant, d’accord ? Tu pourras me raconter comment tes partiels se sont passés.

Mia acquiesça et Angélique alla sortir une vieille robe noire en laine de son placard. Ça faisait une éternité qu’elle n’avait pas porté autre chose qu’un jean.

*

Document de travail

Affaire Sarah Leroy – année 1999

Jasmine Bensalah a rencontré Angélique et Morgane en salle de permanence. Elles ne savaient pas, alors, que Jasmine était la fille de la nouvelle femme de ménage des Leroy. Iris avait renvoyé l’ancienne parce qu’elle ne passait pas l’aspirateur sur le haut des plinthes. Morgane, Jasmine et Angélique n’étaient pas dans la même classe, mais elles avaient toutes les trois pris deux heures de colle. Morgane, parce qu’elle avait expliqué au professeur de mathématiques qu’il racontait n’importe quoi (elle avait raison, mais apparemment, là n’était pas la question), Angélique parce qu’elle était tout le temps collée, et Jasmine, parce que le prof de techno n’aimait pas les Arabes. Ce n’était pas une hypothèse, mais un fait. Il le lui avait expliqué une fois : « Je n’aime pas les Arabes, ils prennent nos jobs et vivent des allocations sans rien foutre. » La contradiction dans le propos n’avait pas échappé à Jasmine, pourtant, elle s’était tue. Le soir, quand elle avait rapporté l’épisode à ses parents, son père avait répondu : « Tu n’as qu’à lui prouver qu’il a tort en travaillant plus que les autres. » Jasmine ne voyait pas pourquoi elle aurait eu à travailler deux fois plus pour prouver quoi que ce soit à ce sale type, ni pourquoi elle souriait automatiquement quand ses camarades de classe lui chantaient Aïcha de Khaled chaque fois qu’elle passait dans les couloirs alors qu’elle détestait cette chanson. Chez les Bensalah, on ne faisait pas dans le misérabilisme ou la démonstration. On répétait souvent : « Dans la vie, il faut savoir rester à sa place. » On bossait en silence tôt le matin et tard le soir, on payait ses impôts, on passait l’aspirateur sur les plinthes quand la patronne le demandait, et on ne se plaignait pas. On avait pour seule ambition d’assurer un avenir correct aux enfants. On les rêvait parfois, sans trop y croire, dans un bureau. À faire quoi ? On ne savait pas exactement, mais un bureau, ce serait forcément mieux que les ménages et les trois-huit. C’était la raison pour laquelle, après trois ans de chômage, quand un lointain cousin avait ouvert sa société de transports dans le Nord, ils avaient quitté leur cité en banlieue de Marseille. Malgré le soleil et les relations d’entraide qu’ils entretenaient avec leurs voisins, là-bas, l’absence d’avenir semblait scellée dans le béton gris. À Bouville-sur-Mer, ils souffraient de la solitude, mais comme à Marseille, il y avait la mer et surtout, il y avait un CDI pour Ahmed Bensalah.

Jasmine, bien consciente de tout ce que ses parents sacrifiaient pour elle et son frère, aurait détesté les décevoir. Elle restait donc à sa place. Et sa place, visiblement, c’était le silence et l’acceptation. Ce jour-là, sans chercher à comprendre pourquoi elle était une fois de plus punie sans raison valable, elle avait refermé son classeur et s’était rendue en salle de permanence. Elle avait aperçu Angélique, les yeux dans le vide, assise tout au fond, les bras croisés sur son sweat-shirt Nirvana, attendant que passe cette énième heure de colle et son adolescence. En tant que nouvelle au lycée de Bouville, Jasmine avait vaguement entendu parler de l’incident du hangar à bateaux, tout du moins dans sa version officielle : Angélique y avait perdu sa virginité à treize ans comme la traînée qu’elle était. Éric Leroy avait déclaré qu’il était tellement ivre qu’il ne se souvenait de rien si ce n’est qu’elle lui avait sauté dessus. Cela avait définitivement clôturé le ­dossier pour lui, réduisant l’événement, en ce qui le concernait, à une simple erreur de parcours que plus personne ne voyait de raison d’évoquer. Pour Angélique, les choses n’avaient malheureusement pas été si simples. Un certain nombre de légendes et de rumeurs, depuis, couraient sur son compte : des actes sexuels honteux dans des endroits sordides, des locaux à poubelles, le cimetière de Bouville où elle traînait souvent ou les toilettes du bowling. Ces rumeurs impliquaient généralement les garçons qui les inventaient, parfois même un professeur ou le père d’un élève peu populaire, voire le vieux René, avec qui on avait vu Angélique discuter parfois sur la plage. Jasmine voyait donc très bien qui était Angélique et elle la trouvait un peu effrayante.

Angélique, pour sa part, n’avait aucune idée de qui était Jasmine et elle lui a jeté un regard indifférent avant de reprendre la contemplation de ses ongles rongés et vernis en noir. Jasmine a ouvert son livre de maths et a entrepris de faire les exercices un par un dans son cahier de brouillon, au crayon, pour pouvoir effacer ensuite afin de ne pas gaspiller de papier. Son plus grand rêve, son ambition secrète et inavouée était de participer au concours Kangourou, mais elle n’avait jamais osé s’inscrire. Jasmine adorait les maths, leur absence d’ambiguïté, leur rassurante exactitude. Il ne serait venu à l’idée de personne de placer le 2 ailleurs qu’entre le 1 et le 3. Les chiffres savaient rester à leur place. Ils respectaient les règles. C’était bien.

Quelques minutes après Jasmine, Morgane est rentrée à son tour dans la salle, l’air furieux et son carnet de correspondance à la main. Sous le regard sidéré de Jasmine et celui amusé d’Angélique, elle a passé l’heure à expliquer au surveillant excédé qu’elle était l’objet d’une terrible injustice due à l’ego surdimensionné du professeur de maths qui n’avait pas supporté qu’elle mette en lumière sa compréhension imparfaite du théorème de Pythagore. Morgane avait une intelligence très supérieure à la moyenne et elle s’était toujours extrêmement bien exprimée. Elle faisait par ailleurs déjà preuve d’une incapacité totale à accepter la moindre forme d’injustice. Il n’existait pas de Goliath ou de moulins à vent capables de lui faire baisser les bras, si tant est qu’elle ait pensé avoir raison. Et elle avait surtout cette capacité à vous insuffler une force et des convictions que vous ignoriez avoir. La plupart du temps, elle se faisait discrète, mais quand elle se mettait en tête de prouver quelque chose, elle pouvait convaincre un astronaute que la Terre était plate. Je me suis moi-même laissé prendre plus d’une fois. D’un seul coup, elle passait en mode soldat, ses épaules se redressaient, son regard gris étincelait, une énergie communicative irradiait de son corps depuis le bout de ses orteils jusqu’à la pointe de ses boucles si denses qu’elles semblaient avoir été coupées au sécateur à la manière d’une boule de buis. Ce jour-là, sous les yeux subjugués de Jasmine, elle a réussi à persuader le pion de les libérer toutes les trois. C’est ce qui a instantanément séduit Jasmine chez Morgane, ce rejet absolu de la résignation ou du compromis. Alors, quand les trois filles se sont retrouvées dans la cour du lycée désertée, au lieu de retourner à sa place, en permanence ou en classe, Jasmine a pris une grande inspiration et a lancé :