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— Vous voulez aller boire un verre ou faire un truc ?

Elle n’avait jamais offert à qui que ce soit d’aller « boire un verre ou faire un truc ». Elle attendait toujours qu’on lui propose. Elle avait trop peur de déranger. Et de toute façon, elle n’avait pas d’argent de poche à gaspiller dans les cafés. Morgane et Angélique l’ont dévisagée, un peu étonnées. Les élèves raison­nables évitaient en général leur compagnie. L’impopularité au lycée s’attrape comme les poux en maternelle. Il suffit d’un contact avec la mauvaise personne pour être contaminé et ensuite on a un mal fou à s’en débarrasser. Angélique a consulté Morgane du regard. Celle-ci a répondu avec un sourire :

— Pourquoi pas.

Elles sont allées piquer des bouteilles d’Orangina au restaurant de la mère d’Angélique pour les boire au cimetière, face à la vue. Le ciel était d’un bleu parfait.

— Regardez, s’est exclamée Angélique en pointant du doigt les falaises blanches de Douvres, aujourd’hui, on voit l’Angleterre !

Jasmine a hoché la tête, amusée par son enthousiasme. Angélique a poursuivi, songeuse :

— Gertrude Caroline Ederle a traversé la Manche depuis le cap Gris-Nez en 1926. Elle a battu le record du monde masculin de l’époque.

Morgane a haussé un sourcil.

— Comment tu sais ça ?

Angélique a haussé les épaules et un nuage de tristesse a assombri son regard bleu.

— Quelqu’un me l’a dit, il y a longtemps.

Jasmine a très peu parlé, ce jour-là. Elle a savouré la pulpe acidulée de l’Orangina qu’elle avait soigneusement secoué comme la publicité le recommandait alors. Émerveillée, elle a écouté Morgane et Angélique discuter de tout et de rien, les a regardées faire des roues entre les tombes et escalader les mausolées. Avant, Jasmine ne savait pas qu’on pouvait faire des roues dans les cimetières, qu’on pouvait élever la voix quand on était punie injustement. Elle ne savait pas qu’on pouvait décider d’être la première femme à traverser la Manche à la nage, se lever un matin et tenter de battre un record. Elle ne savait pas qu’on avait le droit de ne pas se taire et de ne pas rester à sa place. Quand la nuit a commencé à tomber, elles se sont quittées en se donnant rendez-vous à la cantine, le lendemain midi. Certaines rencontres ouvrent des portes. Ce soir-là, en rentrant chez elle, Jasmine a annoncé à ses parents qu’elle allait s’inscrire au concours Kangourou.

Aujourd’hui,

Fanny

L’enterrement se déroula sans surprise. Fanny en revint complètement déprimée et alla directement se coucher. Le lendemain matin, elle reçut un appel de Catherine. Sa cheffe voulait savoir si son dossier sur Sarah Leroy avançait et réitéra sa proposition de lui envoyer un photographe ou un vidéaste pour illustrer ses interviews. Fanny refusa et promit de lui envoyer très vite de premiers éléments. Quand Lilou apparut pour le petit déjeuner, elle faillit tomber de sa chaise. L’adolescente avait troqué son survêtement informe contre une jupe plissée bleu marine et un chemisier blanc par-dessus lequel elle avait enfilé sa veste en jean. Elle s’était démaquillée. Elle qui se coiffait habituellement comme si elle venait de sortir la tête d’un réacteur d’avion, avait rassemblé sa folle tignasse dans une impeccable queue-de-cheval où même ses mèches roses paraissaient sages.

— Qu’est-ce que tu penses de mon uniforme de travail ?

— J’ai failli ne pas te reconnaître… D’où sors-tu ces vêtements ?

— Maman m’a appris qu’on doit toujours emporter une tenue habillée dans sa valise au cas où. Ça doit te plaire, ce style première de la classe bien coincée.

Fanny haussa les épaules et examina sa belle-fille les sourcils froncés.

— C’est bizarre de te voir comme ça.

— OK, la gérante de l’hôtel me prête un vélo, je vais me balader !

— Où ça ?

— Pas loin, t’inquiète !

— Tu ne peux pas partir sans petit-déjeuner, c’est le repas le plus important de la journée.

— J’ai pas faim !

Sans laisser à sa belle-mère le temps de protester, l’adolescente quitta les lieux. Fanny s’approcha de la fenêtre et observa Lilou alors qu’elle enfourchait son vélo d’emprunt. L’image de la jeune fille, alors qu’elle rapetissait sur la piste cyclable avec son sac à dos agrémenté de porte-clés bizarres et sa queue-de-cheval dansante, ramena brusquement à la mémoire de Fanny l’image d’Angélique et Sarah pédalant ensemble, hiver comme été, leurs éclats de rire dispersés aux quatre vents se mêlant aux cris des mouettes. Fanny admirait l’amitié que partageaient sa petite sœur et Sarah Leroy. Leur mère n’avait jamais su leur prodiguer la tendresse et l’attention dont elles avaient besoin, mais à l’inverse de leur père, il fallait lui reconnaître qu’elle ne les avait pas abandonnées. Quand Fanny était partie pour ses études, elle l’avait pourtant fait sans culpabilité, convaincue qu’Angélique, parce qu’elle avait Sarah, ne souffrirait pas de son départ. Elles semblaient tellement indissociables, tellement joyeuses ensemble. Elles riaient tout le temps, pour rien, à des plaisanteries incompréhensibles, à des références qui n’appartenaient qu’à elles et que personne d’autre ne comprenait. Elles imaginaient des projets compliqués, dont la raison d’être échappait totalement à Fanny : aller à la piscine habillées à l’identique, aller voir six fois Titanic au cinéma, enregistrer une fausse émission de radio en endossant le rôle d’un ours polaire, faire des photomatons décalés, remonter l’intégralité du sentier qui menait de l’école à chez elles en grognant et en louchant, les bras tendus en avant comme les zombies du clip de Thriller, de Michael Jackson… Fanny n’était pas au courant du quart de ce qu’elles étaient capables d’inventer et, évidemment, elle râlait quand elle essayait de réviser son bac et que les hurlements de rire de l’autre côté de la cloison l’empêchaient de se concentrer. Elle les traitait de gamines, levait les yeux au ciel et menaçait de les jeter dehors. Pourtant, elle se surprenait à aimer la joie bruyante qui accompagnait la présence du duo dans leur appartement et qui avait toujours cruellement manqué dans leur famille. Quand Fanny était rentrée pour les vacances d’été, après sa première année d’université, les clichés et les photomatons, les tickets de cinéma gardés en souvenir, le poster de Robbie Williams s’étaient volatilisés des murs de la chambre d’Angélique. Ne restaient que des trous de punaises et des rectangles légèrement plus foncés, seuls témoignages encore visibles de ce qui avait été la plus belle histoire d’amitié que Fanny ait jamais eu l’occasion d’observer, et qui était désormais terminée.

*

Document de travail

Affaire Sarah Leroy – année 1999

Au cours d’une cérémonie que Morgane a qualifiée de druidique et au son de la chanson de Mylène Farmer qu’elles ont hurlée en chœur un jour de pluie du haut des falaises de Bouville-sur-Mer, Jasmine a intégré les « Désenchantées » et promis à ses nouvelles amies une sororité sans faille. Pour l’occasion, Angélique a inscrit au Bic le mot « désenchantée » sur trois rubans roses que les jeunes filles ont noué à leur poignet en gage de solidarité. La solidarité en question consistait principalement à s’aider pour les devoirs, à confirmer un mensonge occasionnel à un parent inquiet qui appelait pour savoir où était passée sa fille et à partager secrets, bonbons, argent de poche, CD deux titres, fringues et maquillage.