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Un jour, à la sortie du lycée, alors qu’Angélique et Morgane détachaient leur vélo pour rentrer chez elles, Jasmine leur a demandé si l’une d’entre elles pouvait la prendre sur son porte-bagages et la déposer chez les Leroy. Morgane et Angélique se sont arrêtées net. L’une, son antivol à la main, l’autre, déjà en selle, elles se sont consultées du regard.

— Pourquoi tu veux aller chez les Leroy ? a interrogé prudemment Morgane.

— Mon frère s’est fait voler son vélo, je lui ai prêté le mien. Comme ma mère travaille chez eux, je vais aller faire mes devoirs là-bas et elle me ramènera en voiture après.

— Juste ce soir ? a demandé Morgane.

— Non, deux fois par semaine. Mon frère aura un nouveau vélo à son anniversaire…, a expliqué Jasmine qui ne comprenait pas pourquoi l’évocation des Leroy provoquait un tel malaise.

— Je ne t’emmène pas là-bas, a déclaré Angélique, tu ferais mieux d’aller travailler au CDI.

Et sur ces mots, sans même dire au revoir, elle s’est enfuie sur son vélo. Morgane a soupiré.

— Ce n’est peut-être pas idiot d’aller bosser au CDI. Si tu veux, je reste avec toi jusqu’à ce que le bus passe.

— Non, ma mère m’attend, a insisté Jasmine. C’est quoi le problème avec les Leroy ? Toujours cette vieille histoire avec Angélique ? Il s’est passé quoi exactement ?

Morgane a réfléchi en fronçant les sourcils, signe qu’elle pesait ses mots.

— Il faut que tu demandes à Angélique. Si elle ne t’en a pas parlé, ce n’est pas à moi de le faire.

— Ma mère m’attend, si tu ne m’emmènes pas, j’irai à pied.

En désespoir de cause, Morgane a donc pris Jasmine sur son porte-bagages et a pédalé jusqu’à la grande maison aux volets bleus des Leroy. Elle a suivi Jasmine des yeux alors qu’elle sonnait à la grille qui s’est ouverte automatiquement et qu’elle remontait l’allée de graviers jusqu’à la porte d’entrée. Son amie a agité la main en souriant et la porte s’est refermée sur elle. Morgane est restée devant la grille, figée. Elle avait mis Jasmine en garde, évidemment, mais celle-ci n’avait pas eu l’air de prendre ses conseils au sérieux. Peut-être devait-elle prévenir la mère de Jasmine ? Mais son amie lui en voudrait, Jasmine ne supportait pas de poser problème à ses parents. Alors qu’elle se creusait les méninges, redoutant d’avoir mis son amie en danger, on a posé une main sur son épaule. Morgane a sursauté et s’est retournée si brutalement qu’elle a manqué de tomber de son vélo. Benjamin Leroy, propriétaire de la main en question, a rattrapé son guidon de justesse.

— Morgane ? C’est bien ça ?

Benjamin avait alors seize ans. Sa voix était devenue grave et s’il ne possédait pas le sourire ravageur de son grand frère, il bénéficiait dorénavant d’un certain succès auprès des filles. Morgane l’a fixé quelques longues secondes avant de répondre sèchement :

— Oui, quoi ?

— Tu es copine avec Angélique Courtin.

C’était une affirmation plus qu’une question, prononcée sur un ton neutre, que Morgane a interprétée comme une menace.

— Qu’est-ce que ça peut te faire ? a-t-elle demandé en relevant son menton en galoche, pour bien montrer qu’elle n’était pas du genre à renier Angélique, même face au danger.

Le regard bleu de Benjamin s’est troublé face à cette animosité inattendue.

— Elle va bien, Angélique ?

— Je ne vois pas en quoi ça te regarde.

Benjamin a levé une main en signe d’apaisement.

— OK… C’est juste que… est-ce que tu pourrais lui dire…

Il s’est interrompu, a semblé réfléchir et a repris doucement :

— Est-ce que tu pourrais lui dire que je suis désolé que… qu’on se soit disputés à cause de cette histoire.

Morgane l’a scruté de son regard d’acier, stupéfaite. La haine est remontée dans sa gorge sous forme d’une nausée brutale. Elle s’est penchée en avant et a plongé ses yeux menaçants dans ceux de Benjamin.

— Je ne lui dirai rien ! Tu crois vraiment qu’elle a envie d’entendre parler de toi ou de n’importe quel membre de ta famille ? Vous pouvez tous aller crever. Et si l’un d’entre vous, n’importe lequel, ose approcher Jasmine, je te le jure sur la tête de mes parents, je le tue de mes propres mains.

Sur ces paroles, elle a enfourché son vélo et a pédalé de toutes ses forces, le plus loin possible de Benjamin Leroy, qui est resté planté là une bonne minute, sidéré par la violence de ses propos.

Aujourd’hui,

Lilou

Lilou prenait le temps d’admirer la vue depuis le haut de la falaise, l’écume tourbillonnante autour des rochers noirs, la longue plage déserte sur laquelle se détachaient parfois les restes de béton d’un bunker de la Seconde Guerre mondiale. Elle aimait la sensation des embruns sur son visage et du vent qui jouait avec sa queue-de-cheval. Elle se demandait comment s’était déroulée l’enfance de Sarah, si elle allait à la plage après l’école pour nager dans l’eau froide, si elle faisait du vélo ou si elle ramassait des coquillages dans un seau en plastique quand elle était plus petite.

Elle vérifia sa destination sur son Smartphone et continua à pédaler, elle en avait pour un petit moment. Contrairement à ce qu’elle avait affirmé à Fanny, elle n’était pas simplement partie se promener. Sa curiosité grandissante à l’égard de Sarah l’avait poussée à aller interroger M. Follet, l’ancien directeur et professeur de français du collège-lycée Victor-Hugo que Sarah fréquentait. Il vivait désormais dans une maison de retraite à Wimereux, comme l’attestait son profil Facebook, étonnamment à jour pour quelqu’un de son âge. Sans tenir compte du désaccord de Fanny, elle lui avait écrit sans penser qu’il répondrait et, contre toute attente, il lui avait aussitôt proposé de passer le voir.

Après l’accident de la route qui avait bouleversé sa vie, Lilou était allée voir sa mère tous les soirs pendant les sept semaines, quatre jours et dix-sept heures qu’avait duré son coma. Même si sa grand-mère désapprouvait. « Ce n’est pas un endroit pour une petite fille. Elle préférerait que tu t’amuses, que tu passes du temps avec tes amis. Elle ne voudrait pas que tu la voies dans cet état. » Mais dans les films, les mamans dans le coma se réveillent, elles entendent quand leurs enfants leur parlent, elles ouvrent les yeux, ramenées à la vie par la voix de ceux qu’elles aiment. Alors, Lilou accourait dès la sortie des classes. Elle bâclait ses devoirs dans le métro, puis, dans la chambre de sa mère, elle lisait à voix haute les livres que celle-ci avait pour habitude d’empiler sur sa table de nuit : il lui fallait parfois des mois avant qu’elle se décide, soit à les ouvrir, soit à les ranger dans la bibliothèque du salon. Quand Lilou eut épuisé les ouvrages de la table de nuit, elle alla à la librairie. Elle errait dans les rayons, désespérée de voir que l’heure tournait et qu’elle ne savait pas quoi choisir. Le libraire, un homme chauve, aux sourcils épais et aux lunettes rectangulaires, s’était approché et avait proposé son aide. Lilou avait expliqué :

— Ce n’est pas pour moi, c’est pour ma mère.

— Ah, très bonne idée d’offrir des livres, il n’y a pas plus beau cadeau. Qu’est-ce qu’elle aime, ta maman ? C’est pour son anniversaire ?

— Je crois qu’elle aurait besoin de quelque chose qui dit que la vie est belle malgré les problèmes, et d’un peu drôle aussi, ce serait mieux, elle est à l’hôpital.