Выбрать главу

— Oh…, je suis désolé.

Il lui avait tapoté maladroitement la tête, et Lilou s’était reculée d’un bond, pour se débarrasser de cette main qui pesait de tout son apitoiement sur son crâne d’enfant.

— Non, non, ça va aller, c’est juste pour l’occuper le temps qu’elle sorte, d’ici quelques jours, ce sera réglé.

— D’accord, d’accord.

L’homme lui avait tendu un roman : La Vie devant soi d’Émile Ajar. Elle avait payé et avait couru à l’hôpital. Elle avait tellement aimé le livre qu’elle était revenue à la librairie toutes les semaines choisir un nouveau roman pour ses séances de lecture à voix haute. Elle avait tout essayé pour ressusciter sa mère. Quand les infirmières ne regardaient pas, elle déposait sur ses lèvres quelques gouttes de caramel au beurre salé pour lui rappeler la Bretagne dont elle venait. Elle avait tenu longuement devant ses narines immobiles des brins de lavande ou des languettes de papier sur lesquelles une vendeuse de la parfumerie avait vaporisé à sa demande un peu de Chanel n° 5, elle lui avait enfoncé ses écouteurs dans les oreilles et lui avait fait écouter à fond Mozart, Beethoven, Céline Dion et Rammstein, elle lui avait parlé jusqu’à s’user les cordes vocales, elle lui avait chuchoté les comptines de son enfance, elle lui avait hurlé, au cas où tout cela ne serait qu’un vaste malentendu consécutif à un problème d’audition, de ne surtout pas aller vers la lumière. Une fois, elle avait même enfoncé dans son bras une petite épingle à nourrice. Rien. Le personnel hospitalier ­l’appelait par son prénom, ils lui offraient des bonbons, ils lui tapotaient la tête, ils répondaient à ses questions avec délicatesse. Lilou n’entendait jamais que ce qu’elle voulait entendre, son ­cerveau triait. Entre l’espoir et la réalité, elle faisait toujours le choix du premier. Et puis, un jour, son père l’avait serrée contre lui de toutes ses forces. Il avait murmuré : « On va devoir lui dire au revoir. » Elle n’avait pas ­compris tout de suite. Il avait fallu qu’il répète trois ou quatre fois pour passer le barrage de son déni. Elle avait pleuré, crié, elle avait même prétendu que sa mère lui avait serré la main l’après-midi même, qu’elle était en train de se ­réveiller ! La décision était déjà prise. Alors Lilou s’était enfermée dans la chambre avec sa mère. Comme dans un film, elle avait glissé une chaise sous la poignée de la porte. Tandis que son père, sa grand-mère et des inconnus qui ne comprenaient rien tambourinaient à la porte en la suppliant d’ouvrir, Lilou avait brossé avec douceur les longs cheveux blonds de Belle au bois dormant de sa maman, elle avait déposé un peu de mascara sur ses longs cils. Puis, elle s’était allongée à côté d’elle et l’avait prise dans ses bras, elle l’avait bercée doucement, elle lui avait dit : « Ça va aller, n’aie pas peur. »

Même si ça n’allait absolument pas et qu’elle n’avait jamais été aussi terrorisée qu’en cet instant.

Après l’enterrement, elle était retournée à la librairie, par politesse.

— Je ne viendrai plus, avait-elle annoncé au libraire.

Il avait hoché la tête, tristement, dit qu’il était désolé. Il lui avait demandé la permission de lui faire un cadeau. Elle avait haussé les épaules, désormais indifférente à tout, et il lui avait tendu un roman recouvert de papier kraft.

— Parce que je sais que c’est ton roman préféré, il est dédicacé par l’auteur, c’est mon livre le plus précieux. Je te le donne.

Plus tard, Lilou avait ouvert le livre, il s’agissait de La Vie devant soi.

Elle avait gardé de cette période de sa vie une peur viscé­rale des environnements hospitaliers. C’est pourquoi, en arrivant devant la résidence des Embruns, Lilou eut besoin de quelques instants avant d’oser franchir la porte vitrée pour s’avancer jusqu’à l’accueil.

— Bonjour, je viens rendre visite à M. Follet.

Quelques minutes plus tard, on l’accompagnait dans une salle aux murs bleus. On lui indiqua un vieil homme, installé face à la large baie vitrée, penché sur un échiquier. Lilou s’approcha tout en examinant son futur interlocuteur. Son crâne lisse, un œuf tacheté, luisant sous la lumière artificielle des néons, évoquait un âge que Lilou était incapable d’estimer. À quinze ans, on ne fait pas la différence entre cinquante et quatre-vingt-quinze ans. Si on a plus de trente ans, on est vieux, c’est aussi simple que ça.

— Bonjour, monsieur Follet, je suis Lilou Giraud, je vous ai écrit sur Facebook au sujet de ma rétrospective sur le collège-lycée Victor-Hugo…

Lilou affichait son plus grand sourire et faisait preuve d’une politesse qui aurait surpris Fanny.

— Ah oui, ça me fait plaisir d’avoir de la visite. Tu es en quelle classe ?

— Troisième.

— Ah, très important la troisième : le brevet, le passage au lycée, le choix des sections… Tu as de bonnes notes ?

— Je suis première de ma classe, mentit Lilou avec aplomb.

— C’est bien, c’est très bien, ça. Qu’est-ce que tu veux savoir, alors, mon petit ?

— Je voudrais retracer l’histoire du lycée dans les années 1990. Si ça ne vous dérange pas, je vais vous enregistrer, j’ai une application sur mon téléphone.

— D’accord.

— Je peux vous poser des questions ?

— Vas-y !

— Monsieur Follet, un événement m’intéresse particulièrement dans cette décennie : la disparition de Sarah Leroy. Vous vous souvenez d’elle ?

Lilou crut déceler une imperceptible tension chez le vieil homme, qui se détourna vers la fenêtre.

— Sarah, oui, pauvre petite.

— Vous vous souvenez quel genre de fille elle était ?

— Je l’ai connue en sixième. Une petite fille ordinaire et dyslexique. Ses parents n’ont jamais voulu l’emmener chez l’orthophoniste, elle n’était pas très douée en classe, mais sérieuse. Elles étaient mignonnes, avec sa copine… La petite Angélique.

— Vous voulez parler d’Angélique Courtin ? demanda Lilou. Elles étaient si proches ?

Comme lors de la discussion avec le vieux René, l’évocation de Sarah avait automatiquement entraîné celle d’Angélique.

M. Follet eut un sourire attendri, son regard se perdit dans le lointain.

— Inséparables, toujours en train de rigoler, personne ne savait pourquoi. J’ai dû leur interdire de s’asseoir à côté en français. Angélique, si elle avait voulu… Elle aurait pu faire des études. Je les aimais bien, toutes les deux. Je n’ai pas su les aider.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? interrogea Lilou avec douceur.

Elle avait conscience que le vieil homme, perdu dans ses souvenirs, se parlait désormais plus à lui-même. Sa question fut suivie d’un silence et elle eut peur d’avoir rompu le charme et le flux de ses confidences.

— Elles se sont disputées, murmura-t-il. Si j’avais su leur parler, les réconcilier, peut-être que rien ne serait arrivé.

— Vous voulez dire que, si Angélique et Sarah ne s’étaient pas disputées, Sarah ne serait pas morte ? Mais je ne comprends pas, quel est le rapport entre Angélique et la disparition de Sarah ?

Les yeux de M. Follet s’emplirent de tristesse et, un court instant, Lilou, son sac à dos sur les genoux, redouta qu’il se mette à pleurer.

— Et leur histoire de cours particuliers, elles n’ont jamais utilisé la salle que j’avais mise à leur disposition, je n’ai jamais compris pourquoi elles avaient menti…

— Qui ça, « elles » ?

— Les Désenchantées…

— Je ne comprends pas, c’était qui, les Désenchantées ? Quel est le rapport avec Sarah ?