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Quelques minutes plus tard, elle se rendit toutefois aux toilettes et s’observa dans la glace. Elle n’avait pas grossi. Elle maintenait son IMC en dessous de 19 depuis des années. Carabosse était-elle grosse ? Sans doute pas, mais elle devait être moche. Toutes les sorcières étaient moches. Elle examina son dos, droit, ses yeux noisette communs, mais agrandis par un maquillage précis et délicat, sa peau lisse, sa robe parme si bien coupée. Rien, dans le reflet du miroir, qui fasse penser de près ou de loin à une sorcière. L’insulte ne pouvait pas faire référence à son physique. C’était, Dieu merci, sa personnalité qu’elles attaquaient. Elle haussa les épaules. Certes, Fanny n’était ni douce, ni particulièrement bienveillante, faute de temps, principalement, mais de là à la traiter de sorcière… Ambitieuse, rigoureuse, professionnelle auraient été des termes plus adaptés.

Elle retourna à son bureau et, au moment où elle allait se mettre au travail, son téléphone, qu’elle n’avait pas osé retoucher depuis la lecture du texto, sonna. Fanny décrocha. Convocation d’urgence au collège de Lilou, sa belle-fille. Fanny essaya de savoir de quoi il retournait, demanda si c’était possible de décaler ce rendez-vous la semaine suivante, mais la CPE invoqua une urgence.

— Laissez-moi réorganiser ma journée, soupira Fanny.

Elle avala son café d’un trait et briefa l’assistante (Audrey ? Ambre ? Elle n’arrivait jamais à se souvenir) sur les changements à effectuer dans son agenda. Un quart d’heure plus tard, elle repartait vers le métro. Maman est morte. Elle penserait plus tard à ce texto. Elle répondrait ce soir, elle demanderait à Esteban. Esteban était toujours de bon conseil. En attendant, il fallait occulter cet événement et gérer cette journée, de toute évidence, de merde. Elle ferma les yeux, inspira et s’imagina passant une main affectueuse dans les cheveux d’Oscar. Quand elle angoissait, quand elle sentait sa respiration s’accélérer, il lui suffisait de s’imaginer serrant contre elle son petit garçon, humant son odeur de savon pour bébé, sa joue tiède et toute douce. Elle sentit la tension se relâcher. Il ne fallait surtout pas qu’elle commence à penser à Angélique. Ce n’était pas le moment de paniquer.

*

Document de travail

Affaire Sarah Leroy – années 1992 à 1995

Que dire d’Angélique si ce n’est qu’elle n’a fait honneur à son prénom que sur un temps très court ? Avec ses joues rondes et innocentes, ses immenses yeux d’un bleu pur, petite, elle était souvent surnommée Boucles d’or. Tous les hivers depuis ses quatre ans, affublée d’une paire d’ailes en carton, on la plantait dans la crèche vivante à la sortie de l’église pour jouer l’ange Gabriel. Angélique a de ce fait vécu une période un peu mystique, pendant laquelle elle accrochait des portraits de Thérèse d’Avila au-dessus de son lit. Persuadée d’être élue par le Seigneur, elle s’affamait avec enthousiasme pendant le carême, s’astreignait à quatre bonnes actions et trois Je vous salue Marie par jour et reversait scrupuleusement tout son argent de poche dans la panière de la quête. Un jour, au catéchisme, Angélique a évoqué son ambition de devenir prêtre. On lui a évidemment ri au nez et, effondrée d’apprendre qu’un pénis était indispensable à la bonne animation d’une messe, elle a sombré dans une déprime qui a sonné la fin de ses ambitions ecclésiastiques. Sa grande sœur, Fanny, a essuyé ses larmes. Elle l’a aidée à remplacer par des posters des Backstreet Boys et des 2Be3, ses icônes et ses portraits de saintes qu’elles ont tenté sans succès de brûler dans l’évier de la cuisine. À partir de ce moment-là, Angélique n’a plus eu ni Dieu ni maître et a commencé à faire très exactement ce qu’elle voulait, quand elle le voulait, sans plus tolérer la moindre contrainte extérieure. Elle mentait à tout bout de champ, chapardait des bonbons à la boulangerie qu’elle mangeait en cachette dans le cimetière, son royaume. Et puis, a eu lieu cet événement bien connu de tous ceux qui ont ­fréquenté le collège-lycée Victor-Hugo dans les années 1990, qu’on nomme « L’incident du hangar à bateaux », et les choses ont sérieusement dégénéré. Mais je m’égare, retournons plutôt à nos ­moutons, à savoir, Sarah Leroy.

Les mois de juillet et août 1992 sont passés comme si ­l’univers de Sarah ne venait pas de s’effondrer, comme si l’écoulement des jours avait encore un sens quand on a huit ans et perdu sa maman. Aladdin, sorti l’hiver précédent, passait encore au petit cinéma de Bouville. Pour lui changer les idées, Angélique a emmené Sarah voir le dessin animé dix-sept fois. Sans payer, évidemment. Elle lui a appris à se faufiler par la sortie au moment où les spectateurs d’une autre séance quittaient l’établissement. Après ces séances, elles hurlaient les chansons d’Aladdin en tournoyant dans le cimetière ; les pierres tombales faisant office de tapis volants. Elles rejouaient les scènes qu’elles connaissaient par cœur sur la plage de sable gris, qui se transformait dans leur imagination fertile en désert doré des Mille et Une Nuits.

Sarah s’est mise à passer l’essentiel de son temps avec cette nouvelle amie tombée du ciel. Ses copines étaient pour la plupart parties en vacances et son père restait toute la journée enfermé dans son bureau. Le père de Sarah, Bernard Leroy, travaillait à la mairie de Bouville-sur-Mer. Il « s’investissait dans le futur de la commune » (c’est ironique, vous noterez les guillemets). Rapidement, Vanessa, comptable à la mairie, a commencé à dîner souvent chez Sarah. C’est la seule dont Sarah se souviendrait par la suite. Son cerveau n’a imprimé ni les prénoms ni les visages des quelques autres femmes qui ont précédé sa belle-mère.

Le père de Sarah possédait le club nautique et l’unique hôtel de Bouville-sur-Mer (il existe toujours, il se trouve juste après la jetée, vous ne pouvez pas le rater), trois restaurants à Wimereux, un à Audinghen, deux à Audresselles et quatre ou cinq gîtes touristiques sur la côte d’Opale. Il avait tout hérité de son beau-père, parti de rien pour construire ce mini-empire de la moules-frites à la sueur de son front. Bernard Leroy était donc devenu riche sans le moindre effort, si ce n’est celui d’avoir épousé la bonne personne. Son principal talent consistait à savoir bien s’entourer et à recruter avec soin, puis exploiter ceux qui géreraient ses biens le mieux possible. Sans être véritablement un escroc, puisqu’il eût fallu pour cela un courage qu’il ne possédait pas, il avait une personnalité malléable et se laissait porter par les flots, là où le courant de sa lâcheté le menait. Il a fini, sans surprise, par faire de la politique. Je me permets cette présentation de notre bien-aimé maire de Bouville-sur-Mer, car il a malgré tout joué un rôle dans cette histoire. Vous comprendrez mieux aussi pourquoi il est si important pour moi de rester anonyme.

Dans un premier temps, Angélique a accueilli l’amitié de Sarah comme un dû, sans une quelconque reconnaissance. Il faut préciser qu’Angélique attirait alors les gens comme un aimant. C’était prodigieusement agaçant. La façon dont les regards s’adoucissaient en se posant sur elle était stupéfiante. Son sourire avait le pouvoir de générer l’amour, du moins jusqu’à l’histoire du ­hangar à bateaux. Puisque ce texte doit établir la vérité, j’admets que j’ai longtemps été jalouse du charme d’Angélique. J’aimerais vous dire que c’était grâce à sa personnalité, son intelligence ou son humour qu’elle suscitait une telle admiration, mais ce n’était pas le cas. Elle était simplement tout ce qu’on attend d’une petite fille de son âge : très jolie et à peu près sage, en apparence, tout du moins, puisqu’elle avait un don inégalable pour le mensonge. Cette fascination des gens pour Angélique a commencé très tôt : les compliments, les petits cadeaux de la part des commerçants du coin, une chouquette à la boulangerie, une tranche de saucisson chez le charcutier, « Tu es si belle, tu n’as pas envie d’un petit morceau de Maroilles ? » chez le fromager, et un abricot offert par le maraîcher… Si bien que, quand elle allait faire les courses, elle mangeait pour la journée. Tout le monde y allait de son compliment : ses yeux si bleus, ses cheveux si blonds, et ses traits si fins, sans même parler du sourire, « une vraie Lolita »… et Angélique souriait, fière de ce surnom, trop inculte pour s’offusquer de cette comparaison parfaitement déplacée avec l’héroïne de Nabokov, manipulée et violée par son beau-père pédophile.