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Jasmine s’installait dans la grande cuisine aux placards jaunes. Sa mère la conjurait de ne rien toucher et de se faire le plus discrète possible : Iris Leroy avait été suffisamment généreuse pour accepter que sa fille passe une heure chaque jour chez eux à faire ses devoirs. Il ne fallait surtout pas que les Bensalah aient l’air de profiter de la situation. Jasmine aimait bien cette maison. Parfois, quand elle entendait l’aspirateur dans le salon, elle se rendait à l’étage sur la pointe des pieds et entrouvrait les portes des chambres à coucher, fascinée par la moquette épaisse, les meubles design, le marbre des deux salles de bains. En particulier, elle aimait contempler le dressing d’Iris. Il ressemblait à celui de Carrie Bradshaw dans Sex and the City. Jasmine passait ses doigts sur les vêtements soigneusement repassés par sa mère, elle fermait les yeux et inspirait l’odeur de lavande fraîche et de tissu neuf. Elle s’imaginait enfilant une robe ou une paire d’escarpins, étalant sur ses joues un peu de la crème antirides hors de prix qui trônait à côté du miroir dans la salle de bains attenante. Elle se demandait ce qu’il fallait faire pour avoir la chance d’être Iris et pour posséder tout ce qu’Iris avait.

Un jour, alors qu’elle caressait une écharpe en cachemire si douce qu’elle aurait voulu y poser sa joue, elle n’a pas entendu la porte de la chambre s’ouvrir. Un raclement de gorge est venu interrompre sa rêverie. Jasmine a sursauté et s’est retournée, envahie par la panique. Sarah Leroy se tenait devant elle, son sac Eastpak encore sur le dos et l’observait avec un mélange d’amusement et de curiosité. Jasmine a viré au rouge vif et a précipitamment remis l’écharpe sur l’étagère.

— J’aide ma mère, a-t-elle balbutié, elle m’a demandé de ranger cette écharpe.

Avec un sourire en coin, Sarah s’est approchée des chemisiers de soie suspendus par couleur et les a effleurés du bout des doigts.

— Tu as envie d’essayer ? a-t-elle demandé avec un air de conspiratrice.

Jasmine a secoué énergiquement la tête. Sarah a fait glisser son sac sur le sol. Elle a attrapé un manteau de fourrure, l’a enfilé et s’est examinée dans la glace.

— Ça me va ?

— Oui, a soufflé Jasmine en jetant des regards inquiets vers la porte, c’est très joli.

Sarah a éclaté de rire.

— Menteuse. Selon Iris, j’ai les épaules trop carrées, ça me donne l’air d’un camionneur déguisé en ours.

Jasmine, choquée, s’est exclamée sans réfléchir :

— C’est dégueulasse de dire ça !

Elle a plaqué immédiatement sa main sur la bouche, horrifiée par les mots qui venaient d’en sortir. Après un bref silence, Sarah a déclaré :

— C’est Iris… Personne ne le voit, mais elle est complètement cinglée. Miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est la plus belle…, a-t-elle singé en prenant la pose dans son manteau de fourrure devant la glace.

Puis, brusquement, elle a saisi le poignet de Jasmine.

— C’est quoi ça ? a-t-elle demandé en désignant le ruban rose que portait Jasmine. « Désenchantée », a-t-elle lu à voix haute. Ça veut dire quoi ?

— C’est rien, juste un bracelet.

— Vous avez le même toutes les trois, a fait remarquer Sarah.

L’éclair de colère dans ses yeux n’a pas échappé à Jasmine.

— C’est un délire de gamines, ça ne veut rien dire de particulier, tu me fais mal.

Sarah a lâché le bras de Jasmine. Elle avait pâli, ses mâchoires étaient crispées. Elle a laissé tomber la fourrure par terre et est sortie de la pièce, sans un mot. Jasmine a ramassé le manteau à la hâte et l’a replacé soigneusement sur son cintre. Elle est retournée dans la cuisine et s’est replongée dans ses exercices de maths, les mains un peu tremblantes. Sa mère faisait toujours la poussière dans le salon et n’avait rien remarqué.

Dans les jours qui ont suivi, Jasmine a vécu dans l’angoisse d’être dénoncée par Sarah et de voir sa mère congédiée par les Leroy. Elle n’en a pas dormi plusieurs nuits d’affilée, mais ce n’est pas arrivé. La semaine suivante, Morgane a déposé Jasmine devant la maison aux volets bleus comme d’habitude et la vie a repris son cours. Jasmine s’est installée dans la cuisine et a fait ses devoirs en silence. À partir de ce jour, elle n’a même plus osé en sortir pour aller aux toilettes. De temps en temps, toutefois, Sarah venait lui parler, parfois elle s’asseyait à côté d’elle pour faire ses devoirs et lui posait des questions. Quelque temps après, le frère de Jasmine a reçu un nouveau vélo à son anniversaire et Jasmine n’est plus revenue chez les Leroy.

Aujourd’hui,

Fanny

Le restaurant de l’hôtel était vide, seules Lilou et Fanny, face à face, prenaient leur petit déjeuner en silence. Fanny lisait Le Monde sur son téléphone portable et Lilou l’observait à la dérobée.

— Pourquoi tu me fixes comme ça ? demanda Fanny sans même lever la tête.

— Pourquoi est-ce que c’est un tel problème pour toi d’écrire sur l’affaire Sarah Leroy ?

Fanny posa son téléphone et soupira.

— Quand j’ai été embauchée chez Mesdames Magazine, c’était pour faire du vrai journalisme, écrire sur des sujets de société, pas sur des faits divers sordides juste destinés à rentabiliser les espaces publicitaires.

— Peut-être, mais il y a autre chose… Angélique a été la meilleure amie de Sarah Leroy pendant des années, elle a été soupçonnée au moment de l’enquête, mais tu ne l’as pas mis dans tes articles. Tu fais comme si elles étaient juste dans la même classe, mais en réalité, elles ont été beaucoup plus proches que ce que tu laisses entendre.

— Tu as fouillé mes affaires ?

— Les articles étaient sur ton bureau, c’est pas comme si c’était confidentiel, ce sera bientôt publié sur Internet…

Fanny soutint le regard de Lilou et but une gorgée de café. Comme si le contact de la tasse pouvait empêcher ses doigts de trembler.

— Il y a beaucoup de gens en ville qui appréciaient Éric Chevalier. C’était le fils du maire.

— Beau-fils, corrigea machinalement Lilou.

— Si tu veux… Quand il a été arrêté, certaines personnes en ont accusé d’autres à tort, parce qu’elles ne voulaient pas croire à sa culpabilité. Angélique avait seize ans ; après avoir été interrogée par la police, elle s’est fait cracher dessus dans la rue et insulter par quelques cinglés qui s’étaient persuadés qu’elle était coupable. Je n’ai pas envie de réveiller la malveillance de ce genre d’abrutis, c’est tout.

— Pourquoi elles se sont disputées, Angélique et Sarah ?

Fanny haussa les épaules.

— Je crois qu’elles étaient amoureuses du même garçon.

— Qui ça ?

— Benjamin Chevalier, l’autre demi-frère de Sarah.

— C’est pas un peu chelou pour Sarah, d’être amoureuse de son demi-frère ?

— Techniquement, ils n’avaient aucun lien de sang.

— Mouais… Comment tu le sais qu’ils étaient amoureux ?

Fanny soupira, partagée entre l’envie de partager avec quelqu’un ces souvenirs toujours un peu douloureux et celle de les oublier tout à fait. Elle connaissait toutefois suffisamment Lilou pour savoir qu’elle ne la lâcherait pas avant d’avoir obtenu des réponses.

— Elles devaient être en cinquième, non en quatrième, j’étais déjà partie, c’était l’année après mon bac. Je rentrais le week-end de temps en temps, et en défaisant le lit d’Angélique pour mettre ses draps au sale, je…