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Un peu après la rentrée, Sarah a perdu connaissance en cours d’EPS. Le professeur l’a expédiée à l’infirmerie et l’infirmière scolaire l’a renvoyée chez elle. Sarah n’est revenue qu’une semaine plus tard. Elle était pâle, pendant quelque temps, elle a semblé fatiguée, voire un peu déprimée. Même Julie Durocher n’a pas su dire s’il lui était arrivé quelque chose. Après quelques semaines, Sarah est redevenue elle-même. Elle a fait un aller-retour à Paris un week-end avec ses frères pour assister à un concert de Pink et elle régnait toujours sur son groupe de copines auquel étaient venus se greffer quelques garçons. Le vendredi soir, il y avait souvent des soirées dans la véranda des Leroy. On jouait à action ou vérité ou à la bouteille, on fumait des clopes et un joint occasionnel en écoutant Difool sur Skyrock ou les derniers groupes à la mode. Parfois, Benjamin sortait sa guitare et fredonnait une chanson de Nirvana ou de Radiohead. Tout le monde, alors, se taisait. Avec son vieux blouson d’aviateur qu’il ne quittait jamais et ses yeux clairs, il dégageait un charme mélancolique qui en faisait craquer plus d’une, à ceci près que les filles ne semblaient pas vraiment l’intéresser. Il est sorti avec une copine de Sarah, Magali, pendant quelques semaines. Elle avait dessiné un cœur au blanco sur sa trousse. On a pu les voir remonter les couloirs main dans la main, et s’embrasser longuement devant les grilles du lycée. Ils avaient l’âge où se rouler des patins en se frottant l’un à l’autre pendant deux heures d’affilée constituait une activité à part entière. Il a rompu sans raison apparente et sans même avoir essayé de coucher avec elle. Magali, vexée, a déclaré à qui voulait l’entendre qu’il était homo et dépressif. Sarah a pris le parti de son frère et Magali et son cœur brisé se sont retrouvés exclus du groupe. Benjamin semblait noyer un chagrin secret dans sa musique. S’il traînait avec les élèves populaires, il se confiait en réalité peu et restait un grand solitaire. Moi, je crois que Benjamin ne s’était surtout pas totalement remis d’avoir perdu Angélique. Ils passaient tout leur temps ensemble et, du jour au lendemain, ils n’avaient plus pu se parler. On n’oublie pas si facilement son premier amour.

Sarah possédait désormais un petit scooter rouge. Elle paradait, son casque sous le bras, vêtue d’un blouson en daim blanc que toutes les filles lui enviaient. Elle continuait de passer un temps fou à la piscine tout en s’aspergeant de parfum à la sortie pour masquer l’odeur du chlore. Les effluves d’Anaïs Anaïs, parfum Cacharel à la mode, annonçaient son arrivée depuis l’autre bout du couloir. Certains professeurs, agacés, lui en avaient fait la remarque, inquiets qu’elle finisse par asphyxier ses camarades de classe.

Même si elles n’étaient plus dans la même classe, Angélique était toujours proche de Jasmine et Morgane, elles s’attendaient pour déjeuner ensemble à la cantine et à la sortie quand leurs emplois du temps le permettaient. Elles se voyaient le week-end et s’appelaient régulièrement, elles portaient toujours leurs bracelets roses des Désenchantées. Toutefois, loin de ses amies une grande partie de la journée, Angélique a développé de mauvaises fréquentations. En octobre, elle s’est mise à sortir officiellement avec un redoublant de classe de terminale nommé Christophe qui dealait du haschich. On a affirmé qu’Angélique couchait avec lui juste pour fumer gratuitement. De toutes les rumeurs qui ont couru sur elle, celle-ci est sans doute la seule qui ait contenu un fond de vérité.

Deux événements quasi simultanés ont fait l’actualité du lycée au premier trimestre. Le premier fut le retour d’Éric Chevalier à Bouville. Après une première année brillante en classe préparatoire, il avait subitement décidé d’interrompre ses études à peine six mois avant les concours pour lesquels il avait tant travaillé. Il est revenu chez ses parents sous prétexte de « réfléchir à son avenir ». Tout le monde a été très surpris de cette décision. Le second événement a été la naissance d’une rumeur selon laquelle on aurait surpris Sarah Leroy en train d’embrasser une autre fille dans les toilettes désaffectées du fond de la cour, dont le problème d’amiante n’avait toujours pas été réglé. L’instigateur de cette rumeur n’était autre que Christophe, le petit copain d’Angélique, qui utilisait l’endroit pour dealer sa drogue en toute sérénité. Il a raconté la scène avec moult détails ce qui, compte tenu de son manque total d’imagination, a rendu l’épisode particulièrement crédible. Il n’avait pas reconnu l’autre fille, qui s’était enfuie en courant dès qu’elle l’avait entendu. La réputation de Sarah en a pris un coup.

Alors qu’on commençait à chuchoter dans les couloirs, Sarah a nié haut et fort les événements. Elle a affirmé qu’Angélique avait demandé à son copain de propager cette rumeur ridicule par jalousie. Tout le monde savait bien qu’Angélique n’était qu’une droguée mythomane, comme Christophe. À partir de ce moment-là, Sarah a commencé à harceler Angélique. Au fur et à mesure que les jours passaient, les agressions montaient en intensité. Les crachats ont succédé aux insultes, puis Angélique a retrouvé sa trousse baignant dans les toilettes du lycée, on lui a piqué tous ses vêtements alors qu’elle se changeait dans les vestiaires après le sport, ce qui l’a obligée à sortir en sous-vêtements pour demander à quelqu’un de lui prêter un survêtement. Les copines de Sarah l’attendaient avec un appareil photo jetable. Ces photos d’Angélique imprimées et photocopiées ont été affichées dans les couloirs. La direction, qui considérait de toute façon Angélique comme un cas désespéré, faisait preuve d’indulgence envers Sarah, dont les parents étaient influents.

Au début, Angélique a réagi avec une totale indifférence aux agressions répétées de son ancienne meilleure amie. Le lendemain de l’épisode des photos, toutefois, elle a traversé la cour à la récréation, s’est plantée devant Sarah et lui a flanqué une gifle monumentale. Un silence de plomb a succédé à cet acte de violence, puis Sarah s’est jetée sur Angélique et elles se sont battues comme des chiffonnières jusqu’à ce que Julie Durocher les sépare. Tout le monde a entendu Angélique, la main devant son nez ensanglanté, énoncer d’une voix glaciale :

— La prochaine fois que tu m’emmerdes, t’es morte.

Cela fut rapporté par la suite lors de l’enquête, les témoins ayant clairement interprété la phrase et le ton sur lequel elle avait été prononcée comme une menace de mort.

Après cette altercation, Sarah ne s’est plus attaquée à Angélique, elle a semblé se replier sur elle. Ses notes ont empiré, à l’exception de l’anglais, seule matière qui semblait vaguement l’intéresser, et il n’y a plus eu de soirées chez les Leroy. L’obsession de la natation de Sarah est devenue quasi maladive et elle s’est coupée de ses amies. À la police, Julie Durocher a affirmé qu’après la bagarre avec Angélique, Sarah s’était mise à l’éviter, elle avait changé. Julie s’était même demandé si elle n’avait pas peur de quelque chose. Son amie paraissait curieusement détachée de tout, le regard dans le vide, plus jamais disponible ou partante pour quoi que ce soit.

Un peu plus de neuf mois plus tard, Sarah Leroy disparaissait.

Aujourd’hui,

Lilou

Lilou sauta le petit déjeuner et enfourcha son vélo après avoir envoyé un texto à sa belle-mère : « Je vais me promener. » Tout compte fait, c’était plutôt agréable, cette histoire de vélo. Elle transpirait dans les côtes et respirait dans les descentes, le vent salé dans la figure, la mer à perte de vue et un sentiment de liberté et de solitude qui faisait s’envoler ses problèmes au collège, le regard réprobateur de Fanny et l’absence de son petit frère qui lui manquait. Le hasard l’emmena devant la grille rouillée et cadenassée qui protégeait le petit cimetière où la mère d’Angélique et Fanny avait été enterrée. En contrebas, se dressait, austère, l’église de pierres grises où s’était tenue la messe. Lilou appuya son vélo contre la grille et l’escalada pour sauter à pieds joints sur l’herbe mal entretenue. Lilou était une habituée des cimetières. Elle allait voir sa mère au moins une fois par mois, elle changeait les fleurs et nettoyait la pierre douce et lisse de sa tombe. La seule chose pire que de mourir, c’était d’être oublié. Elle n’avait pas peur de ces lieux de paix et de repos, pour les vivants comme pour les morts. Et celui-ci, perché sur la falaise, lui avait paru être un endroit particulièrement approprié pour une dernière demeure. Sur la tombe de Marie-Claire Courtin, les bouquets étaient encore frais. Une tache rouge vif attira l’attention de Lilou sur une sépulture discrète, un peu plus loin ; une de ces stèles que l’oubli avait recouvertes de mousse et de fientes de mouettes et qui donnaient à celles soigneusement entretenues des morts plus récents un air ostentatoire, presque de mauvais goût. Elle s’approcha. C’était une rose rouge, déposée sur la tombe sale et nue, qui avait capté son regard. S’il y avait eu des plaques commémoratives sur cette tombe, elles avaient été emportées par les tempêtes ou les années. Lilou gratta la mousse et fit apparaître le nom gravé dans la pierre « Claudette Leroy ; 1961-1992 ». Elle ramassa la rose, la fit tourner lentement entre ses doigts. Le jour de l’enterrement, Angélique avait apporté un imposant bouquet de roses rouges qui avaient été jetées sur le cercueil par les proches de la défunte. Quelqu’un avait gardé une rose et l’avait déposée sur la tombe abandonnée de la mère de Sarah. Qui ? Angélique ? Fanny ? Quelqu’un d’autre ?