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— En tout cas, elle explore de nouvelles pistes, j’ai vu des noms sur son carnet de recherches : Jasmine Bensalah et Morgane Richard, ça te dit quelque chose ?

Il sembla à Lilou qu’Angélique avait pâli. Elle avala la fin de son café d’un trait et répondit :

— Allez, ce n’est pas que je veux te mettre dehors, mais j’ai du travail !

Lilou remercia pour le chocolat et reprit son vélo. En levant les yeux vers l’appartement au-dessus du restaurant, elle crut voir la silhouette d’Angélique qui l’observait depuis la fenêtre de la cuisine.

*

Document de travail

Affaire Sarah Leroy – année 2000

Ce qui s’est passé après l’épisode de la bagarre, personne ne l’a su. Si vous interrogez ceux qui étaient au lycée à cette époque avec Sarah Leroy, Angélique, Jasmine et Morgane, ils vous diront qu’ils n’ont plus jamais vu Sarah parler avec Angélique. À l’époque, ils se souvenaient de l’altercation, bien sûr, et qu’Angélique l’avait provoquée. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Angélique a été suspectée jusqu’à l’apparition providentielle, dans le sac de sport d’Éric Chevalier, du blouson en daim blanc de Sarah. À l’époque où le blouson a été trouvé, la France entière faisait des hypothèses sur ce qui était arrivé à Sarah. La police était inondée de faux témoignages. Il y avait ceux qui pensaient que Sarah avait été exécutée par ses copines pour une histoire de garçon qui aurait mal tourné, ceux qui accusaient le père, la belle-mère, un prof avec qui elle aurait eu une liaison (l’infirmière scolaire avait rapporté que Sarah avait été enceinte en début d’année, alors qu’on ne lui connaissait aucun petit ami), ceux qui étaient persuadés que Sarah était encore vivante, qui appelaient pour affirmer qu’ils l’avaient croisée, à Nice, à Bruges, qu’elle avait été kidnappée par une secte, qu’elle était entrée au couvent ou y avait été enfermée de force par ses parents, qu’elle était une extraterrestre repartie vivre sur sa planète… Il y en a même un qui a appelé la police et juré ses grands dieux qu’il l’avait croisée à l’aéroport de Londres, juste avant les attentats du World Trade Center, et que d’ailleurs ces deux événements étaient peut-être liés, avait-on vérifié la possible connexion entre Sarah Leroy et Al-Qaida ?

Bref, du grand n’importe quoi.

La vérité, la voici : le soir même de l’épisode de la bagarre, Angélique est allée sonner chez les Leroy. Elle était furieuse, elle voulait en découdre. Depuis des mois, elle ne réagissait pas aux insultes et aux agressions de Sarah, mais elle en avait marre de prendre sur elle. Elles allaient mettre les choses au clair, une bonne fois pour toutes.

Sarah lui a ouvert. Avant qu’elles aient pu échanger une seule parole, Éric, qui avait entendu la sonnette, est apparu derrière elle. Depuis qu’il avait abandonné la prépa, il traînait chez lui. Ses anciens copains travaillaient déjà ou poursuivaient leurs études. Il s’ennuyait.

— Qu’est-ce que tu fous ici ? a-t-il demandé.

Angélique n’a pas répondu, elle scrutait Sarah. À l’apparition d’Éric dans son champ de vision, son ancienne amie avait sursauté et un éclair d’angoisse, immédiatement dissimulé, avait traversé ses pupilles. Cette terreur froide, cette imperceptible rétractation du corps face au danger, Angélique l’a instantanément reconnue. Elle la connaissait par cœur. Elle l’éprouvait chaque fois que surgissait, au détour d’un couloir du lycée, la silhouette d’Éric Chevalier, et avec lui, le souvenir de ce qu’il lui avait fait dans le hangar à bateaux.

— Bon, qu’est-ce que tu veux ? a répété Éric, agacé par son silence.

Angélique a semblé se réveiller, elle a fixé Éric et, prise de panique, a sorti la première chose qui lui est passée par la tête :

— Je cherchais Benjamin.

Sarah n’a pas réagi, elle avait le regard vide, comme si la simple présence d’Éric l’avait anesthésiée, comme si elle avait oublié qui était Angélique. Éric a eu l’air vaguement soulagé.

— Il n’est pas là, a-t-il marmonné, tu n’es pas la bienvenue ici.

Et il a refermé la porte.

Aujourd’hui,

Lilou

Lilou était désormais persuadée qu’Angélique en savait plus que ce qu’elle voulait bien avouer sur la disparition de Sarah Leroy. Elle passa l’après-midi à lire des articles de presse concernant l’affaire. L’infirmière scolaire avait révélé que, juste après sa rentrée en seconde, Sarah avait avorté. Éric Chevalier avait été placé en garde à vue quand un de ses copains avait aperçu la veste de Sarah tachée de sang au fond de son sac de sport et l’avait apportée à la police. Éric Chevalier avait juré qu’il n’avait aucune idée de comment cette veste était apparue dans ses affaires, puis il avait raconté que Sarah lui avait parlé de suicide à plusieurs reprises, ce qui avait été vigoureusement démenti par Julie Durocher, la meilleure amie de la victime. Des voisins avaient affirmé que, la veille de sa disparition, ils avaient entendu Sarah se disputer avec Éric dans le jardin. Éric avait d’abord nié, puis prétendu ne pas se souvenir de la raison de leur dispute. La nuit précédant le jour où Sarah avait disparu, personne n’avait pu attester qu’il était bien chez lui. Le lendemain, il avait emprunté un catamaran au club nautique avant l’ouverture. Certes, ce n’était pas un comportement inhabituel, le club nautique appartenait à Bernard Leroy et Éric avait la clé. Il avait argué qu’il faisait un soleil radieux ce jour-là, et que c’était la seule raison de cette sortie matinale. Cela constituait néanmoins aussi l’occasion idéale de larguer un corps en pleine mer. Quand l’affaire était devenue nationale, un inconnu avait signalé à la police qu’une étudiante de la prépa d’Éric aurait envisagé de porter plainte contre lui, à la suite d’une soirée qui aurait dérapé. L’affaire aurait été réglée entre les parents et la direction et étouffée à condition qu’Éric quitte l’établissement. La veste, la dispute, l’accumulation des mensonges et des contradictions, le fait qu’il avait été la dernière personne à avoir vu Sarah vivante et son absence d’alibi avaient été fatals pour Éric. Il avait été condamné à vingt ans de prison.

Lilou poussa un soupir. Si Éric n’avait pas tué Sarah, pourquoi tous ces mensonges ? Qu’avait-il à cacher ? Depuis sa visite au cimetière, elle se sentait presque un devoir envers Sarah de faire éclater la vérité au grand jour, et elle en était maintenant persuadée, la vérité n’avait jamais été exposée.

Il fallait qu’elle en ait le cœur net. Dès que la voiture de Fanny quitta le petit parking de l’hôtel pour se rendre chez le notaire à Boulogne, Lilou reprit son vélo. Elle fonça jusque chez Angélique et sonna. Comme elle s’y attendait, personne ne lui répondit, Angélique était en route pour le cabinet du notaire. Elle plongea la main dans le pot de fleurs, en retira la clé qui y était cachée, ouvrit la porte et grimpa l’escalier qui menait à l’entrée.

— Angélique ? appela-t-elle.

En guise de réponse, Obi-Wan l’accueillit joyeusement.

— Coucou, mon grand, murmura Lilou en lui chatouillant les oreilles. Content de me revoir ?

Elle monta au grenier dont la trappe était toujours ouverte. Obi-Wan aboya à regret en bas de l’échelle qu’il ne pouvait escalader, elle lui envoya un baiser du bout des doigts.

— Je te fais un gros câlin en descendant, promit-elle.

Elle se retrouva dans une petite soupente encombrée de cartons, de quelques vieux meubles et de valises poussiéreuses qui n’avaient pas dû être utilisées depuis des années. Derrière des cartons d’archives et de documents administratifs, elle tomba sur ce qui devait constituer les souvenirs d’enfance de Fanny et Angélique. On y avait écrit au feutre : « Scolaire Angélique + Fanny », « Bazar des filles ». Lilou ouvrit le premier. Des photos de classe, des bulletins de notes, quelques copies, des rédactions, des cahiers de textes et des carnets de correspondance… Elle feuilleta avec curiosité les bulletins en papier carbone. Fanny ne mentait pas quand elle affirmait à Lilou qu’elle était une élève modèle : elle avait toujours reçu de bonnes notes et des commentaires élogieux de ses professeurs. Même si on lui reprochait un peu son bavardage avec Sarah, les bulletins d’Angélique étaient, eux aussi, remplis de compliments : « imagination extraordinaire, mais trop dissipée », « beaucoup de facilités, mais pas assez de travail », « enfant très vive », « potentiel inexploité ». Une phrase attira l’attention de Lilou : « Angélique est une élève brillante, mais elle s’ennuie en classe, possibilité de sauter une classe ? » C’était le professeur de français, M. Follet, qui avait noté cela sur le bulletin d’Angélique à la fin de la sixième. À partir de la troisième, brutalement, le discours se faisait moins indulgent et les notes s’effondraient : « élève dissipée, insolente, belliqueuse », « trop de cours manqués », « il faut se ressaisir !!! », « redoublement à envisager ».