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Le visage d’Angélique se décomposa, mais Fanny n’y prit pas garde. Elle poursuivit les dents serrées tout en enfilant son manteau :

— Et tout ça pour que tu fasses quoi de ta vie ? Que tu arrêtes l’école avec le potentiel que tu avais ? Que tu tombes enceinte comme la dernière des idiotes et que tu finisses exactement là où on s’était juré de ne jamais finir : à la place de notre mère, à trimer comme une esclave pour trois fois rien dans un endroit que tu détestes, à te demander tous les mois si tu vas réussir à payer ta facture d’électricité ? Prends-le, ton restaurant, toi, la pire hôtesse d’accueil qui soit, alors que tu as toujours détesté faire la bouffe, parler de la pluie et du beau temps et toute forme de contrainte. Enferme-toi encore un peu plus dans un passé que tu ne pourras jamais changer. Au final, tu es autant en prison dans ta vie que tu l’aurais été si je n’avais pas menti pour toi à la police et si c’était à refaire, crois-moi, je ne reprendrais pas le risque !

Et sans attendre de réponse, Fanny sortit en trombe.

*

Document de travail

Affaire Sarah Leroy – année 2000

En rentrant chez elle le lendemain de sa visite chez les Leroy, Angélique a trouvé une enveloppe kraft à son attention dans la boîte aux lettres. Elle l’a ouverte, à l’intérieur se trouvait une cassette audio TDK. Il n’y avait pas de mot, mais l’étiquette collée sur la cassette affichait : « Saez, Jeune et con + d’autres trucs qui devraient te plaire ». Angélique a contemplé le cadeau quelques secondes avec étonnement, puis elle a refoulé la joie interdite qui grandissait dans son ventre. Elle n’a cependant pas pu résister. Elle a glissé la cassette dans son baladeur et, les yeux fermés, elle a écouté d’une traite les cent vingt minutes de musique que Benjamin avait enregistrées, rien que pour elle. Sur la face A, il y avait Saez, Oasis, Nirvana, U2, Mickey 3D, Aerosmith, The Offspring, Kyo, Mylène Farmer, Fool’s Garden, Noir Désir… Sur la B, qui commençait par Wannabe des Spice Girls, la sélection était plus éclectique : Aqua, Francis Cabrel, Jean-Jacques Goldman, Bonnie Tyler, Robbie Williams… Toutes les chansons qu’Angélique aimait autrefois et que Benjamin qualifiait de daubes lors de leurs discussions enflammées. Des chansons qu’elle n’écoutait plus depuis longtemps, parce qu’elles mentaient, elles parlaient d’amour, d’un monde qui n’existe que dans les rêves des petites filles et les romans à l’eau de rose. Angélique est restée stoïque, les yeux fixés au plafond, s’interdisant la moindre interprétation, résistant à l’envie de lire le moindre message dans les « je ­t’attends » d’Axelle Red, les « je t’aimais, je t’aime et je t’aimerai » de Cabrel et les Nothing compares 2U de Sinéad O’Connor. Et puis, la voix de Whitney Houston a envahi les écouteurs sans prévenir de son I Will Always Love You et, d’un seul coup, les joues d’Angélique étaient trempées de larmes, trempées de l’envie de rembobiner la bande déchiquetée de ses souvenirs d’enfance, de la réenrouler en tournant avec délicatesse la pointe d’un crayon dans la roulette crantée, d’effacer les mauvais souvenirs avec des chansons douces, de la réparer en collant de minuscules morceaux de Scotch sur les endroits déchirés. Même si ça grésillait un peu, le passé serait toujours plus beau que le présent. Elle pleurait de cette certitude que le meilleur était derrière elle et qu’elle n’en avait même pas profité, elle pleurait les moments si doux avec Benjamin, qu’elle pensait éternels et qu’Éric avait saccagés pour toujours en l’espace de quelques minutes dans l’obscurité glacée du hangar à bateaux.

Aujourd’hui,

Angélique

Angélique avait dépecé sans s’en rendre compte le sachet de sucre qui accompagnait son café de ses doigts nerveux. Il fallait qu’elle rentre, elle avait oublié de remettre de l’eau à Obi-Wan avant son départ. Elle conduisit dans un état second jusque chez elle. Que savait Fanny exactement depuis toutes ces années ? Pourquoi n’en avait-elle jamais parlé ?

Elle se gara, récupéra la clé dans le pot de fleurs et monta les escaliers. Obi-Wan lui sauta dessus joyeusement.

— Oui, on va sortir, mon grand, le rassura-t-elle en lui grattant la tête.

Elle serra le jeune chien contre elle et se sentit aussitôt réconfortée. Elle s’apprêtait à remplir sa gamelle d’eau, quand elle réalisa que celle-ci était déjà pleine. Elle suspendit son geste, fronça les sourcils et referma lentement le robinet de la cuisine. Elle était certaine que la gamelle était vide juste avant son départ pour Boulogne.

— Quelqu’un est venu nous voir, Obi-Wan ?

Le chien lui répondit d’un jappement joyeux. Angélique ne l’avait jamais pris pour un chien de garde, mais elle avait du mal à croire qu’il aurait laissé un inconnu entrer chez eux sans s’opposer un minimum. Elle fit un tour de l’appartement, rien ne semblait avoir été volé ou déplacé. Son regard tomba sur l’échelle qui montait au grenier et, prise d’un mauvais pressentiment, elle monta jusqu’à la trappe ouverte. Rien à signaler. Elle allait redescendre, rassurée, quand un petit tube de plastique rose qui avait glissé entre deux cartons attira son attention. Elle se pencha, ramassa l’objet et observa quelques secondes le stick à lèvres à la cerise. Le regard d’Angélique se durcit. Elle qui avait été cette adolescente qui mentait avec son plus beau sourire, s’émerveillant de voir les adultes, toujours, craquer pour ses grands yeux candides sans jamais y voir la moindre duplicité, comment avait-elle pu se laisser berner par la fausse innocence de Lilou ?

*

Aujourd’hui,

Lilou

Lilou avait étalé les photos devant elle et les étudiait avec attention, tentant de donner du sens à toutes les informations qu’elle avait rassemblées. Au centre de son pêle-mêle, elle avait glissé la photo de Sarah sur la plage. Elle en était certaine, cette photo était la clé, tout simplement parce qu’elle n’avait rien à faire là. Sarah n’était pas amie avec Morgane, Angélique et Jasmine, elle ne faisait pas partie des Désenchantées. Par ailleurs, c’était la seule photo d’elle où elle avait les cheveux courts et châtain foncé. Sur toutes les photos de classe, sur tous les clichés trouvés sur Internet, Sarah Leroy avait les cheveux longs et clairs. Ce détail, tout comme cette blessure sur le front de la jeune fille, devait avoir une signification. En arrière-plan, au-dessus de la plage de cailloux noirs sur laquelle Sarah se tenait, Lilou repéra un phare flou, le balcon de veille et la coupole étaient noirs et cette dernière était surmontée d’une sorte ­d’hélice. Elle tapa « phares côte d’Opale » dans son moteur de recherche et fit défiler les images. Elle retrouva rapidement celui de la photo : il s’agissait de la tour de contrôle du Centre régional ­opérationnel de surveillance et de ­sauvetage maritime du cap Gris-Nez. La tour surplombait une plage de cailloux noirs.

Elle tapa « 13-28 », le mystérieux nombre écrit au dos du cliché. L’année où Benjamin de Valois avait récupéré le trône, le numéro d’un article du Code civil sur la propriété, un code postal aux Pays-Bas, un numéro de vol Air France… Rien qui ait semblé avoir le moindre rapport avec Sarah Leroy.

Agacée, l’adolescente glissa la photo dans sa poche et reprit son vélo. Il pleuvait, mais elle pédala jusqu’au cap Gris-Nez et arriva en sueur en haut de la falaise où se dressait la fameuse tour de contrôle. Le parking, qui accueillait l’été les voitures des touristes venus admirer la vue, était désert. Elle laissa son vélo en haut d’un sentier sableux qui descendait à la plage et termina à pied. Même les mouettes s’étaient éclipsées. La mer grondait, les vagues se déchaînaient, éclaboussant de leurs flocons d’écume les gros cailloux plats, polis par l’eau et les années. Officiellement, c’était ici que la Manche se fondait avec la mer du Nord.