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La photo avait dû être prise à peu près à la même heure, à la tombée du jour. Sarah, dos au phare, les poings serrés, fixait avec un mélange de peur et de détermination un adversaire invisible. Qui regardait-elle ? Lilou repéra ­l’endroit où avait dû se tenir le photographe et se plaça dans la position de Sarah. Elle essaya d’imaginer le mysté­rieux ennemi de Sarah, de visualiser Éric, Angélique, Morgane, Jasmine face à l’adolescente ce jour-là. Mais tout ce qu’elle vit, c’était la mer qui venait se fracasser sur les rochers noirs et la brume qui avait englouti l’horizon.

Aujourd’hui,

Fanny

Fanny rentra dans un état de nervosité intense. Elle aurait dû se calmer, appeler Esteban, parler à Oscar en vidéo, mais après sa dispute avec Angélique, elle était trop furieuse pour prendre le temps de se poser. Elle frappa à la porte de la chambre de Lilou. Pas de réponse. La nuit tombait et il pleuvait des cordes. Où ­pouvait bien être fourrée l’adolescente ? Elle redescendit et, avec un sourire, demanda à Dominique la clé de Lilou, prétextant que sa belle-fille avait oublié quelque chose. La patronne de l’hôtel la lui tendit. En dépit du panneau « Ne pas déranger » accroché à la poignée, Fanny ouvrit la porte. À peine était-elle entrée qu’elle s’arrêta net. Sur la moquette épaisse étaient étalées des dizaines de photos, des dessins, et des notes sur des Post-it.

Fanny s’agenouilla sur le sol et saisit une photo au hasard. Sur la plupart des clichés figuraient Angélique, Morgane et Jasmine, l’été 2001, juste avant la disparition de Sarah. Un frisson glacé remonta le dos de Fanny. Elle saisit un Post-it « 13-28 ? », un autre « Pourquoi Angélique et Sarah se sont disputées ? », « Pourquoi FC ment ? », « Éric Chevalier innocent ? »… Le dessin d’une tombe avec le nom de Sarah Leroy, le profil de M. Follet, leur professeur de lycée griffonné au fusain… Des dizaines de questions sans réponse, les pièces d’un puzzle insoluble, que Fanny avait bien essayé de résoudre des années plus tôt, mais dont la seule réponse était trop insupportable pour être assumée. Fanny observa les photos une à une, les mains tremblantes. Lilou avait raconté à Angélique que Fanny faisait des recherches sur Morgane et Jasmine pour voir sa réaction. Fanny avait pensé que sa sœur bluffait, mais de toute évidence, Lilou enquêtait de son côté et elle avait d’ores et déjà découvert beaucoup trop d’éléments.

— Qu’est-ce que tu fais ici ?

Fanny sursauta et se retourna. Lilou se tenait dans l’enca­drement de la porte que Fanny n’avait pas refermée. Elle était trempée de la tête aux pieds, le bas de son jean large était imbibé d’eau et de boue et ses cheveux gouttaient sur la moquette.

— D’où tu fouilles mes affaires ? s’écria Lilou, furieuse. Ça te suffit pas de lire mon carnet ? Il faut que tu viennes fouiner dans ma chambre !

Sans prendre la peine de retirer ses baskets pleines de sable, elle se mit à ramasser pêle-mêle les photos et les Post-it. Fanny la fixait en silence. « Ça te suffit pas de lire mon carnet ? » Lilou savait donc qu’elle avait lu son journal ?

— Donne-moi ça, ordonna Lilou en indiquant les quelques photos que Fanny tenait encore dans sa main droite.

— Où est-ce que tu as trouvé ces photos ?

— Ça te regarde pas !

Lilou tenta d’arracher les photos à Fanny, mais celle-ci l’esquiva.

— Réponds-moi !

— Chez Angélique !

— De quel droit as-tu volé ces photos chez Angélique ? Pourquoi es-tu allée lui raconter que j’écrivais sur Morgane et Jasmine ?

Lilou croisa les bras sur sa poitrine.

— J’ai bluffé, je voulais voir comment elle réagirait !

Fanny inspira et ferma les yeux quelques secondes pour se calmer avant d’énoncer d’une voix glaciale :

— Écoute-moi bien, je t’interdis de retourner la voir, je t’interdis de fouiller dans ses affaires et je t’interdis de poursuivre tes recherches sur Sarah Leroy.

— Non.

— Comment ça, non ?

— Non. Je veux savoir ce qui lui est arrivé, et puis on n’a jamais retrouvé le corps, qu’est-ce qui nous dit qu’elle n’a pas fugué ?

Fanny, excédée, leva les yeux au ciel.

— C’est évidemment la première piste qui a été étudiée, c’était la fille du maire, la police n’a pas chômé ! Ils ont vérifié toutes les gares, le ferry, les aéroports, les péages, même en Belgique au cas où elle aurait passé la frontière à pied. Elle n’a jamais quitté Bouville…

— Elle s’est coupé et teint les cheveux juste avant de disparaître… Peut-être qu’elle n’a pas été reconnue. Si ça se trouve, elle est encore vivante quelque part !

— Lilou, je ne veux pas que tu sois mêlée à ça, je…

— Mais qu’est-ce que ça peut te faire que je cherche ? hurla Lilou. Tu t’en fous de toute façon de ce qui est arrivé à Sarah ! Tout le monde s’en fout parce que sa mère est morte et que quand ta mère est morte, plus personne n’en a rien à foutre de toi !

— Arrête…, tenta de couper Fanny sans succès.

— Et même quand tu crèves à quinze ans, tout le monde s’en moque, tout le monde t’oublie et continue sa petite vie comme si tu n’avais jamais existé !

— C’est justement parce que je ne m’en moque pas que je veux que tu arrêtes ! cria à son tour Fanny en balançant les photos de toutes ses forces à travers la chambre. Si Angélique et ses copines ont fait du mal à Sarah et qu’elles ont fait disparaître un corps à quinze ans, qu’est-ce que tu crois qu’elles feront subir à une gamine de quatorze ans qui risque de révéler la vérité vingt ans plus tard ? Tu y as pensé à ça ?

La colère de Lilou retomba net, elle scruta Fanny quelques longues secondes avant de murmurer, ébahie :

— Tu crois qu’Angélique a tué Sarah.

— Non, je n’ai jamais dit ça, je…

— Si… C’est pour ça que tu n’as pas mentionné ­qu’Angélique avait été soupçonnée dans tes articles. Tu sais quelque chose. Depuis le début, je sais que tu mens. En fait, tu protèges Angélique.

Fanny s’assit dans un fauteuil, sa colère était retombée comme un soufflé et une immense lassitude l’envahit.

— Je n’en sais rien, je ne sais pas ce qui est arrivé, je sais juste…

— Quoi ?

— Je sais juste que la nuit de la disparition de Sarah, Angélique n’a pas dormi à la maison, elle est revenue à l’aube, l’air perturbée.

— Quoi d’autre ? demanda Lilou.

— Rien…

— Si, tu caches quelque chose. Je te connais, FC, tu mens comme un pied.

Fanny soupira et mit quelques secondes à répondre.

— Si jamais ça sort de cette pièce, je nierai en bloc.

— D’accord.

— Le jour de la disparition, Angélique avait la veste en daim de Sarah.

— La veste qui a été retrouvée dans le sac de sport d’Éric Chevalier ? Celle avec les taches de sang ?

Fanny hocha la tête, étrangement libérée d’un poids écrasant. Vingt ans qu’elle gardait ce secret comme une épine dans son cœur et soudain elle avait l’impression qu’elle respirait mieux.