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L’amitié d’Angélique et Sarah était simple. Elles s’attendaient au coin de la rue pour parcourir ensemble le trajet jusqu’à l’école, elles allaient à vélo à la plage, faisaient la planche sur les vagues froides et agitées de la Manche et se retrouvaient ensuite chez Angélique pour boire des chocolats chauds préparés par sa grande sœur. L’hiver, elles enfilaient en cachette les robes et les escarpins de la mère décédée de Sarah, rangés au grenier. Angélique avait insisté pour ouvrir les cartons, Sarah avait fini par céder. Sarah disait toujours oui à Angélique. Elle endossait de bonne grâce le rôle de la sorcière, de la fée ou du prince charmant et laissait toujours Angélique, prédestinée par son éclatante beauté, jouer la princesse en détresse.

Elles se téléphonaient dès qu’elles rentraient chez elles pour parler de devoirs, de dessins animés, de leur liste au Père Noël, des autocollants qui leur manquaient dans leur album Panini du Roi lion (elles n’en avaient qu’un pour deux, celui de Sarah). Elles participaient à tous les concours du Club Dorothée, votaient pour leur série préférée par téléphone ou Minitel (auquel cas, elles allaient chez Sarah, parce qu’Angélique avait reçu une gifle la première fois qu’elle avait appelé un numéro surtaxé). Jusqu’à la classe de cinquième, leur plus grande ambition était d’être appelées par la présentatrice blonde et de remporter l’un des lots, toujours merveilleux, mis en jeu ou au moins une photo dédicacée. Sarah, une fois, a gagné un baladeur rouge et bleu. Malheureusement, elle a manqué l’appel de Dorothée. Cela est longtemps resté l’un des événements les plus tragiques de sa vie d’enfant. Quant au baladeur, elle l’a donné à Angélique pour qu’elle arrête de piquer celui de sa sœur. Angélique avait cette fâcheuse tendance à toujours chiper les affaires de Fanny. Ce détail a son importance pour la suite.

Sarah et Angélique ont construit leur amitié sur les petits bonheurs et les petits soucis qui semblaient si futiles aux adultes, mais qui constituaient tout leur quotidien. Chaque rentrée, sur la première page de leur cahier de textes, elles écrivaient cette citation de Montaigne à propos de l’évidence de son amitié pour Étienne de La Boétie, découverte sur une vieille carte postale : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » Et effectivement, leur amitié était aussi simple et incontestable que cela.

Les parents d’Angélique (son père n’avait pas encore abandonné le foyer), accaparés par leur restaurant, se contentaient de râler quand arrivait la facture du téléphone fixe, le père de Sarah, occupé à sa carrière, se souciait peu des fréquentations de sa fille.

À partir de la sixième, il a fallu prendre le bus pour aller à Saint-Martin, où se trouvait le collège-lycée Victor-Hugo. C’était faisable à vélo, mais un peu loin, surtout en hiver. Sarah, qui montait en premier dans le car scolaire, gardait toujours une place pour son amie, et comme Angélique était malade en voiture, Sarah négociait toujours les deux places au premier rang pour éviter tout incident. Le chauffeur de bus, touché par la loyauté de Sarah, a même fini par conseiller aux autres enfants qui voulaient s’y asseoir de se reculer d’un rang. Il fut dès lors acquis pour tout le monde que les sièges du premier rang à gauche étaient ceux d’Angélique et Sarah. Cela a duré jusqu’à la fin de la quatrième. Ensuite, elles ne se sont plus jamais assises côte à côte.

Aujourd’hui,

Fanny

Au moment où elle pénétra dans le bureau de la conseillère principale d’éducation du collège de Lilou, le téléphone de Fanny vibra dans son sac à main. Elle le sortit à la hâte et jeta un coup d’œil à l’écran. C’était Catherine, la grande cheffe de la publication groupe, alias la Reine-Soleil. Irritée de ne pas pouvoir décrocher, Fanny salua froidement la CPE avant de s’asseoir, son sac de marque sur les genoux. Sur le siège à côté d’elle, Lilou ne réagit pas. Les mains enfoncées dans les poches de son sweat, elle contemplait ses Converse, l’air maussade.

Fanny se retint de lever les yeux au ciel. Elle pensa à la réunion qu’elle avait dû décaler pour être ici, à son rendez-­vous chez l’esthéticienne sacrifié, pris il y a un mois sur sa pause déjeuner, à l’article qu’elle devait rendre ce soir, à l’interview téléphonique avec un acteur américain de passage à Paris qu’elle avait dû confier à une collègue alors qu’elle s’était battue des semaines pour l’obtenir. Toute l’organisation de sa journée, chamboulée par cette énième convocation au lycée. Tout cela à cause de Lilou, une fois de plus. Sous la table, son pied chaussé d’un escarpin caramel à talon haut s’agitait avec impatience.

— Bonjour, je suis Ève Pocholle, la nouvelle conseillère principale d’éducation.

Fanny serra la main tendue et se mit à pianoter un texto d’excuses à l’attention de sa supérieure. Pourquoi l’appelait-elle sur son portable ? D’habitude, elle privilégiait les e-mails.

— J’aurais évidemment préféré que notre première rencontre se fasse dans d’autres circonstances… vous êtes donc la mère de Lilou ?

— Sa belle-mère !

Fanny et Lilou avaient parlé simultanément. Un double cri du cœur. Ève Pocholle qui examinait jusqu’ici le dossier de l’adolescente sursauta, quelque peu surprise de l’importance que semblait revêtir cette précision pour ses deux interlocutrices. Pour se donner une contenance, Fanny rajusta une mèche blonde dans son brushing impeccable, consciente d’avoir mis un peu trop d’empressement à nier tout lien de sang avec l’adolescente maquillée comme un vélo volé qui boudait sur la chaise à côté de la sienne.

— D’accord, mais vous êtes bien sa responsable légale ? demanda prudemment Ève Pocholle.

— En quelque sorte, confirma Fanny.

Elle scanna Lilou avec un soupir. Cheveux bicolores, sweat délavé, jean déchiré… Pourquoi Lilou tenait-elle tant à avoir l’air de sortir d’une poubelle ? Elle pourrait être tellement mieux si elle s’arrangeait un peu…

— Je vois que ce n’est pas la première fois que Lilou a un avertissement de conduite… Lilou, est-ce que tu peux expliquer à ta mère… je veux dire, belle-mère, pourquoi nous sommes ici ?

Lilou dévisagea Ève Pocholle avec une moue moqueuse.

— Parce que j’ai laissé libre cours à ma créativité ? Parce que le monde n’est pas prêt pour mon génie ? Parce que la liberté d’expression n’existe plus ?

— Lilou, stop ! coupa sèchement Fanny. Je suis profondément désolée, Lilou est en pleine crise d’adolescence, elle est un peu difficile à canaliser en ce moment, mais je suis sûre qu’elle ne pensait pas à mal.