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Sarah

J’entends un bruit.

Lent, régulier, lointain.

Dans un autre univers, de l’autre côté des eaux noires qui m’ont engloutie. Un métronome. Un robinet qui goutte à l’infini. En plus aigu, plus irritant. Un son dont la régularité et l’inébranlable persévérance ont fini par percer les ténèbres.

« Bip ».

Dans l’abîme où je suis tombée, c’est tout ce que je perçois. Parfois, juste quelques secondes.

« Bip ».

Et à nouveau je sombre.

Face B :

SARAH

Sarah

C’est fou le nombre d’idioties qu’on a pu raconter sur moi. On veut tellement mettre les gens dans des cases, les filles surtout, qu’il fallait que je sois gentille ou méchante, populaire ou martyrisée, belle ou moche, princesse ou sorcière. Il fallait que j’aime Angélique à la folie ou que je sois sa pire ennemie, qu’on se soit disputées pour un garçon, une robe ou une histoire de jalousie du même acabit, qu’on ait voulu notre mort respective ou qu’on ait bu des mojitos jusqu’à la fin de notre vie en parlant de mecs au bar du port ou même, comme j’ai pu le lire dans certains journaux, que l’une soit tombée amoureuse de l’autre qui lui aurait brisé le cœur. Il fallait que ce soit tout ou rien. L’amitié, la vraie, avec ce qu’elle signifie de compromis, de disputes, ­parfois, de sentiments complexes et contradictoires, il faut croire que c’était trop compliqué à cerner pour les journalistes, la police ou les habitants de Bouville-sur-Mer qui nous avaient vues grandir. De toutes les hypothèses qui ont été faites sur mon affaire (je dis « mon affaire », car je suis, certes, célèbre, mais pas encore au point de parler de moi à la troisième personne), aucune ne s’est approchée de la vérité. Il m’est arrivé d’être jalouse d’Angélique, je ­l’admets. Qui ne l’aurait pas été ? Elle possédait ce genre de beauté qu’on ne croise habituellement que dans les films ou dans les magazines. Et le plus impressionnant, c’était qu’elle s’en foutait. « Je ne suis pas là pour décorer. » Voilà ce qu’elle répondait avec un haussement d’épaules gracieux aux compliments qu’elle recevait comme des bons points, jusqu’à l’incident du hangar à bateaux. Non. Pas l’incident, pardon. Je l’ai tellement entendu, tellement répété. L’incident. C’est inscrit comme ça dans mon cerveau. Mais les mots ont leur importance. Éric Chevalier, majeur, qui force Angélique, treize ans, à avoir un rapport sexuel avec lui, quelles que soient les circonstances, ça ne s’appelle pas un incident. Ça s’appelle un viol sur mineure. En France, c’est passible de vingt ans d’emprisonnement. Avant le viol, donc, Angélique avait suffisamment confiance en elle pour sortir des trucs pareils aux garçons ou aux adultes sans se soucier un seul instant de ce qu’ils penseraient d’elle. C’était sans doute, au fond, ce que je lui enviais le plus, cette assurance que je ne possédais pas, que personne ne m’avait enseignée. Elle avait tout, du moins c’était ce que je croyais. Même à l’école, elle n’avait pas besoin de travailler pour réussir, et même si sa mère était aux abonnés absents, sa grande sœur a toujours été prête à tout pour elle. Je crois qu’elle était trop petite pour se rendre compte de ce que Fanny faisait pour elle. Elle n’a retenu d’elle que son abandon, son départ pour aller faire ses études à Paris.

Une fois, Iris m’a dit l’air de rien, alors qu’elle arrangeait un bouquet de fleurs comme la parfaite maîtresse de maison qu’elle était : « Angélique est tellement belle, à côté d’elle, tu es totalement invisible, ton insignifiance la met en valeur. » Iris balançait ce genre de commentaires assassins sur le ton avec lequel on fait un compliment. Toujours au moment où je m’y attendais le moins. Quand je passais dans le couloir pour aller dans la salle de bains au réveil, quand je traversais l’entrée, mon sac déjà sur le dos pour aller au collège. Victoire par KO en un dixième de seconde. J’avais l’impression qu’elle m’avait passée au lance-flammes avec un sourire poli. Parfois, quand j’étais concentrée sur mes devoirs, elle arrivait par-derrière et elle pinçait un peu de peau entre son pouce et son index, sur le côté de la poitrine ou à la naissance du cou, toujours sous le tee-shirt. Il ne fallait pas laisser de marques. Elle pinçait et tournait en même temps en enfonçant dans ma chair ses ongles rouge grenat. Parfois, la nuit, je rêvais que je les lui arrachais un par un.

Un jour, j’ai essayé de parler d’Iris à mon père. Des humiliations, des pincements, des cheveux tirés en douce et de son abominable méchanceté. Je pleurais et il s’est emporté.

— Tu te rends compte de tout ce qu’Iris fait pour toi ? Tu as beaucoup de chance d’avoir une belle-mère qui ­s’occupe autant de toi, alors que tu n’es même pas sa fille. Fais un effort et ne viens plus m’embêter avec ces enfantillages.

Ce jour-là, j’ai compris que j’étais seule. Je n’avais pas le choix, alors j’ai appris à encaisser, à vivre avec Iris, à l’éviter, à anticiper ses colères et à serrer les dents. Je n’ai plus jamais pleuré. Pleurer, c’est pour les faibles. Sauf dans l’eau. Parce que, dans l’eau, ça ne se voit pas.

Qu’elle crève.

Qu’ils crèvent tous.

Je vous vois. Je sais ce que vous pensez. Vous ne savez rien de ce que j’ai vécu, vous n’avez rien enduré de ce que j’ai souffert. Et déjà, vous me jugez. Même le droit à la colère, du haut de vos privilèges, vous voulez me l’arracher.

Sauf Angélique, mon âme sœur, mon ange gardien.

Angélique, que j’ai trahie.

Aujourd’hui,

Lilou

— Réveille-toi !

Lilou se retourna et plaqua son oreiller sur sa tête pour échapper à sa belle-mère.

— Lâche-moi, c’est la nuit, grogna-t-elle.

— Il est sept heures ! L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt !

Lilou repoussa l’oreiller et fixa Fanny avec l’envie de l’étrangler. Hier, elle l’avait presque trouvée sympa et voilà qu’elle se remettait à être insupportable.

— Mais t’es complètement malade ! Tu as oublié de prendre tes médocs ce matin ou quoi ? Je dors, là ! Quand les gens ont les yeux fermés, dans le noir, la nuit, ils dorment ! Même ça, c’est une convention sociale que t’as pas réussi à intégrer ?

— Où as-tu trouvé cette photo ?

Aussi excitée qu’une puce sous amphétamines, Fanny agitait sous son nez la photo de Sarah sur la plage.

— Avec les autres, dans les affaires d’Angélique.

— Habille-toi !

— Non, je dors.

— On a une enquête à mener ! Lève-toi !

Lilou daigna ouvrir un œil curieux.

— Je croyais que tu ne voulais pas qu’on la fasse, cette enquête…

— J’ai peut-être une idée… C’est fou, je m’emballe sans doute, mais je voudrais vérifier. Regarde !

Elle commença à étaler sur le lit de Lilou, à côté de la photo de Sarah, des clichés d’Angélique, Jasmine et Morgane l’été 2001.

— Quoi ?

— Deux choses ! D’abord, sur un certain nombre de photos, elles sont toutes les trois. Qui prend ces photos ? Ce n’est pas comme si elles avaient les moyens de se payer un appareil photo avec un retardateur, d’ailleurs, il n’y a qu’à voir la résolution des photos…