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— OK… Ça veut dire quoi ? Il y a une quatrième Désenchantée ?

— Exactement !

— Et la deuxième chose ?

— On peut peut-être savoir qui ! Regarde, sur plusieurs clichés, on aperçoit un grand sac blanc. Là, sanglé sur le porte-bagages de Jasmine, sur celle-ci en arrière-plan, sur l’évier de la cuisine et là, par terre, au fond du jardin, on a l’impression qu’il y a tout un tas de ces sacs blancs !

— Et ?

— Et sur une seule photo, le logo est visible : deux poissons dans un cercle, c’est le logo du poissonnier de Bouville, mais des sacs de cette taille, ce n’est pas pour les clients, peut-être qu’elles travaillaient pour lui, qu’elles faisaient des livraisons pour des restaus ou des grossistes, parce que ce sont ceux qui étaient utilisés pour livrer le ­restaurant de ma mère à l’époque, je m’en souviens bien, je détestais devoir m’occuper de la livraison du poissonnier à cause de l’odeur… Bref, on va aller l’interroger, peut-être qu’il se souviendra de quelque chose. Habille-toi !

— OK, soupira Lilou.

Sarah

Je porte depuis mes treize ans le poids d’une culpabilité qu’aucun enfant ou adolescent ne devrait jamais avoir à porter. Je la porte à votre place, à la place de tous les adultes qui ne sont pas intervenus, qui ont détourné le regard, qui ont préféré s’abstenir de poser des questions et ne pas savoir. Éric, le jour de son anniversaire, m’a priée d’emmener Angélique dans le hangar à bateaux parce que, m’a-t-il dit, il voulait lui avouer ses sentiments. J’ai accepté, heureuse de participer à cette déclaration d’amour que je jugeais terriblement romantique. Quand il m’a ordonné de les laisser seuls, alors qu’Angélique titubait entre les coques de bois, j’ai obéi. Je l’ai abandonnée là, dans ce hangar sordide, avec lui. Pas un instant, je n’ai supposé qu’elle était en danger. J’ai même fantasmé que si elle sortait avec Éric, alors Benjamin pourrait sortir avec moi. Et nous serions heureux, tous les quatre, jusqu’à la fin des temps… Quand Benjamin, aussi inquiet qu’amoureux, m’a demandé où elle était, j’ai affirmé qu’elle était rentrée chez elle, jalouse de l’intérêt qu’il lui portait. En plus du reste, ce soir-là, je leur ai brisé le cœur à tous les deux. Je suis responsable de ce qui est arrivé à ma meilleure amie.

Le lendemain, quand Angélique, en larmes, a évoqué ce qui s’était passé, je ne l’ai pas crue. J’ai rétorqué qu’Éric était incapable de lui faire du mal : il l’aimait, il me l’avait confié. Qu’est-ce qu’elle allait s’imaginer ? Toutes les filles rêvaient de sortir avec mon demi-frère, pourquoi en faisait-elle tout un drame ? J’ai voulu qu’elle se taise. J’ai eu peur des conséquences sur ma famille, sur moi, si cette histoire parvenait aux oreilles d’Iris. Alors, j’ai menti. J’ai nié l’avoir laissée seule avec Éric. Je l’ai traitée de menteuse. Et parce que ça arrangeait tout le monde de me croire, tout le monde m’a crue. Depuis des années, je vis avec ça. Pas un psy au monde ne me guérira de cette culpabilité-là.

Quand, pour la première fois depuis des années, Angélique est passée à la maison après notre bagarre dans la cour du lycée, j’ai compris à l’instant où j’ai ouvert la porte qu’elle était venue pour me massacrer. Connaître quelqu’un depuis l’enfance, c’est avoir assisté à la naissance de ses rêves, à leur réalisation ou à leur effondrement, c’est avoir eu accès à ses plus grands espoirs et à ses peurs les plus intimes à l’état brut, avant que la domestication sociale n’ait fait son œuvre. C’est discerner qui il est vraiment derrière le brouillard protecteur des conventions et des règles auxquelles obéissent les adultes. Ce jour-là, Angélique était dans une colère noire. Cette rage que j’avais plus ou moins inconsciemment essayé de provoquer allait éclater au grand jour. Enfin. J’en étais heureuse, parce que je la méritais. Et pourtant, à la seconde où Éric est apparu derrière moi, la colère s’est évaporée des yeux d’Angélique. L’orage a laissé place à la clairvoyance aussi subitement que si on avait changé la chaîne de télévision de ses émotions. Je crois qu’il a suffi que nos regards se croisent pour qu’elle comprenne ce que je cachais à tout le monde depuis si longtemps.

Je ne me souviens pas de ses paroles, juste de son visage. La présence d’Éric avait sur moi un effet anesthésique. Il apparaissait et je m’éteignais, cerveau en pause, paralysie des terminaisons nerveuses. Je devenais un meuble. Je fusionnais avec le papier peint, le sol, le matelas, à la manière des animaux qui prennent la couleur de leur environnement face au prédateur. C’était biologique, je ne pouvais rien y faire. J’abandonnais mon corps, je m’envolais ailleurs.

Ils ont échangé quelques mots et la porte s’est refermée sur elle, comme on aurait refermé au-dessus de ma tête le couvercle d’un puits.

— Qu’est-ce qu’elle fichait là ? a demandé Éric, méfiant. Je croyais que vous ne pouviez plus vous voir en peinture.

J’ai haussé les épaules.

— J’en sais rien. On s’est battues au lycée, elle venait peut-être pour m’emmerder et elle a eu peur de toi.

Il a fixé mon œil au beurre noir, qu’il n’avait pas remarqué jusqu’ici.

— C’est elle qui t’a amochée comme ça ?

J’ai hoché la tête. Ça l’a fait rire. Il était soulagé. Il a remonté les escaliers, et comme chaque fois que je me retrouvais seule à la maison avec lui, j’ai attrapé mon sac de piscine et je me suis enfuie.

Le lendemain, Benjamin a frappé à la porte de ma chambre. Benjamin était toujours aussi gentil, mais je faisais tout pour l’éloigner. L’amour et l’admiration qu’il vouait à son grand frère constituaient un mur infranchissable entre nous. Nous ne pouvions pas être proches. La vérité l’aurait détruit.

— C’est un peu bizarre…, a-t-il marmonné, Angélique m’a donné ça pour toi.

Il m’a tendu une feuille arrachée à un agenda, pliée en deux. Je l’ai ouverte avec précaution et j’ai lu les mots écrits à la va-vite dans la cour de récréation.

« Jafar, je suis coincée. »

La phrase d’Aladdin que nous utilisions pour nous réconcilier quand nous étions petites. Benjamin me fixait avec appréhension.

— Je ne sais pas ce que ça veut dire, je ne savais pas s’il fallait te le donner ou pas.

J’ai levé les yeux vers lui.

— Tu as bien fait, mais n’en parle à personne, s’il te plaît.

Il a hoché la tête et je lui ai claqué la porte au nez. Je me suis laissée glisser le long de la porte, les mains tremblantes. J’ai relu le mot cent fois et j’ai laissé affluer les souvenirs soigneusement enterrés, les chorégraphies sur les Spice Girls, le Club Dorothée, les bains de mer glacés et les trajets en bus…

Qu’est-ce qu’elle me voulait ? Et pourquoi maintenant après ces années de silence ? Après tout ce que je lui avais fait subir, était-il possible qu’elle soit sincère ?

Aujourd’hui,

Lilou

Lilou avait enfilé un jean et un sweat à capuche et se dirigeait en bâillant vers la voiture où Fanny était déjà installée et lui faisait de grands signes pour qu’elle se dépêche. Pour la faire enrager, Lilou ralentit encore un peu son pas déjà à la limite du slow motion.

— Quand je pense que tu me fais sauter le petit déj, soupira-t-elle en attachant sa ceinture, tu es totalement irresponsable, on ne t’a jamais dit que c’était le repas le plus important de la journée ?

Fanny alluma le contact.