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De retour dans sa voiture, Jasmine examina de nouveau l’échographie avec attention. C’était sa troisième tentative de fécondation in vitro, les deux précédentes s’étaient soldées par une fausse couche. Il ne fallait pas qu’elle se réjouisse trop vite, elle devait garder la tête froide et, pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de sourire bêtement, une main sur son ventre et une autre caressant l’échographie qu’elle avait sortie de son enveloppe bleue. Elle appela sa mère qui décrocha tout de suite.

— Alors ? demanda Sofia Bensalah, fébrile.

— Je sors de l’hôpital, tout va bien.

— C’est vrai ? C’est bon ?

— Oui, a priori c’est bon.

— Bon. Il va falloir l’annoncer aux voisins et à la famille. Comment je vais leur expliquer ça, moi ?

Jasmine éclata de rire.

— Comme dans la chanson de Goldman, tu leur dis : elle a fait un bébé toute seule.

— Quand même, de mon temps, les bébés on les faisait avec un papa, et c’était plus simple !

Jasmine connaissait assez sa mère pour savoir que, ­malgré ces remarques, dans les dix minutes qui suivraient son coup de fil, l’intégralité de sa famille, tout l’immeuble et une bonne partie du quartier serait au courant de sa grossesse ; de la même manière que sa mère informait ­l’intégralité des gens qu’elle croisait de chaque avancée, levée de fonds et recrutement de la start-up que Jasmine avait fondée quelques années plus tôt, alors que ses parents espéraient qu’elle deviendrait professeure de mathématiques. La voisine des Bensalah, Mme Gaulupeau, soixante-seize ans, avait tellement entendu parler de l’application mobile de Jasmine, qu’elle aurait sans doute été en mesure de se faire recruter dans la Silicon Valley.

— Maman, je dois y aller, mais avant je voulais te dire : c’est un garçon.

— Oh… Bien, un petit garçon, mon petit-fils, très bien, très bien…

La voix de sa mère vibrait sous le coup de l’émotion, comme si cette précision venait de rendre la nouvelle beaucoup plus concrète.

— Mais tu dois y aller, tu es pressée, poursuivit-elle pour cacher son émotion. Je suis fière de toi, va, j’ai hâte de voir mon petit-fils, je vais réfléchir au prénom, avec tout ton travail, tu n’as pas le temps.

— Oui, fais ça, bisous, Maman ! lança Jasmine avec douceur avant de raccrocher.

Elle resta quelques secondes, à l’abri dans l’habitacle de sa voiture avant de rallumer le contact. Elle devait aller jusqu’à Bouville, maintenant, parce qu’Angélique lui avait laissé un message ce matin et qu’avant d’envisager le futur, il allait falloir affronter le passé.

En tournant pour sortir du parking, Jasmine se revit, vingt ans plus tôt, quelques jours après la disparition de Sarah. Elles s’étaient mises d’accord sur le fait que la veste de Sarah ne pouvait pas rester chez Angélique qui venait d’être convoquée pour la deuxième fois au commissariat. Elles l’avaient passée à la machine pour enlever leur ADN, mais les taches de sang avaient eu le temps de s’incruster. Jasmine avait affirmé à sa mère qu’elle ne se sentait pas bien et qu’elle voulait rentrer en voiture. Elle la rejoindrait donc chez les Leroy. Dans un sac plastique, elle avait roulé en boule la veste tachée de Sarah. Le plus simple, c’était qu’elle retourne à sa place, dans l’armoire de Sarah. Dans l’entrée, Jasmine avait croisé Éric qui partait jouer au foot avec ses copains. Il avait souri avec nonchalance, comme si c’était un jour comme un autre et lui avait lancé :

— Tu as changé de coiffure, non ? Ça te va bien.

Puis, il avait laissé son sac de sport par terre, sous le portemanteau de l’entrée, pour boire un verre d’eau dans la cuisine en fredonnant : « comme si je n’existais pas, elle est passée à côté de moi, sans un regard, reine de Saba, j’ai dit Aïcha prends tout est pour toi… ». Alors, Jasmine avait pensé à toute la souffrance qui ne serait jamais réparée, à toute cette violence qui ne serait jamais punie. Elle avait senti la colère monter en elle comme les vagues se soulèvent avant de se fracasser sur les falaises de granit. Et, dans un moment de rage, au lieu de monter le blouson dans la chambre de Sarah comme prévu, elle avait fait glisser la fermeture Éclair du sac d’Éric et, sous le jogging lavé et repassé toutes les semaines par sa mère, elle avait caché la veste tachée de sang de Sarah Leroy.

Sarah

Après avoir reçu le message d’Angélique, j’ai mis quelques jours à aller au cimetière. D’abord, parce que je n’ai pas tout de suite compris que c’était là qu’elle m’attendrait. Ensuite, parce que je ne voulais pas qu’on nous voie parler ensemble au lycée. Et enfin, parce qu’une fois l’euphorie du premier moment passé, j’ai commencé à trouver louche ce drapeau blanc sorti de nulle part. Une partie de moi, toujours méfiante après la violence de notre altercation dans la cour de récréation, craignait un guet-apens, qu’elles me tombent toutes les trois dessus, Morgane, Jasmine et Angélique, pour me frapper ou pour m’humilier en évoquant des secrets passés. J’aurais beaucoup souffert du fait que, pour la première fois, notre amitié d’enfance puisse être salie par notre animosité. Jusqu’ici, nous n’avions jamais touché au passé. Les serments, les confidences de cette époque n’étaient jamais ressortis. C’était comme une règle tacite : à la guerre, tous les coups sont permis, sauf la désacralisation de ces souvenirs-là. Nous avions gardé en commun le désir de préserver les seules années de vrai bonheur que nous avions connues : celles de notre amitié.

Pourtant, au bout de quelques jours, n’y tenant plus, je suis allée à la piscine comme tous les soirs, j’ai fait deux longueurs, le temps de m’imprégner de chlore, de mouiller ma serviette et mon maillot pour qu’Iris ne me questionne pas sur ce que j’avais fait de ma soirée, et j’ai pédalé jusqu’au cimetière sur la falaise.

Angélique était là, assise sur une tombe, vêtue de noir, portant le deuil d’elle-même que nous, les Leroy, lui avions infligé des années plus tôt. J’étais soulagée de la voir seule. Nous nous sommes observées quelques secondes, indécises. Même le piercing dans le nez et tout ce noir informe n’arrivait pas à cacher la beauté d’Angélique. Moi, je portais ce blouson en daim blanc que toutes les filles de la classe m’enviaient. Il était beau, même s’il venait d’Iris et que tout ce qui venait d’Iris me répugnait.

— Salut, a-t-elle dit.

— Salut, ai-je répondu sur la défensive. Qu’est-ce que tu veux ?

Angélique n’a pas répondu tout de suite. Elle s’est assise sur la pierre tombale la plus proche et a sorti une cigarette et un briquet. Elle a dû s’y reprendre à plusieurs fois pour l’allumer à cause du vent d’octobre qui soufflait ce soir-là.

— Je suis venue chez toi parce que je voulais qu’on règle cette dispute. Ça fait trop longtemps que ça dure.

Je n’ai pas répondu, elle me dévisageait en soufflant sa fumée avec une certaine lassitude, comme on examine une énigme insoluble.

— Tu te souviens de ce qu’on s’était promis ? a-t-elle continué. Que même si on ne se parlait pas pendant des années, il suffirait qu’on vienne sonner l’une chez l’autre pour reprendre la conversation là où on l’avait laissée des années plus tôt, comme si on s’était vues la veille ? Alors voilà, je te propose qu’on reprenne la conversation la veille de l’anniversaire d’Éric et qu’on oublie tout ce qui s’est passé depuis.

Je n’ai pas su quoi répondre. Pas parce que je n’étais pas tentée ; cette proposition, c’était le cadeau le plus extraordinaire que personne m’ait jamais fait, mais c’était trop beau pour être vrai. Et pourtant, au fond de moi, je le savais depuis toujours. Elle avait beau avoir brûlé ses icônes de saintes dans l’évier de sa cuisine, depuis toute petite, Angélique possédait cette humanité-là, celle de ceux qui savent vraiment pardonner.