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Nous nous sommes fixées de longues secondes. Lentement, j’ai sorti les mains de mes poches et je suis venue m’asseoir à côté d’elle, non sans laisser un espace entre nous.

— Je peux avoir une taffe ? ai-je demandé.

— Je croyais que tu ne fumais pas.

— Je ne fume pas.

Elle m’a tendu sa cigarette. J’ai aspiré une bouffée et immédiatement je me suis mise à tousser. Je n’avais jamais fumé, j’avais trop peur que ça impacte la natation.

Le silence s’est installé entre nous. Pas un silence inconfortable que nous nous serions efforcées de meubler, le silence naturel de ceux qui se connaissent suffisamment bien pour ne pas avoir besoin de parler. J’ai entouré mes genoux de mes bras, j’ai fermé les yeux et j’ai sorti d’une traite :

— Je suis désolée.

Elle a hoché la tête, elle fixait la mer dans le lointain. Le jour commençait à tomber et avec lui des ombres envahissaient le cimetière, baignant dans l’obscurité les recoins des tombes. Il était inutile de préciser tout ce pour quoi j’étais désolée. De ne pas l’avoir crue, de ne pas l’avoir défendue. De l’avoir punie d’avoir parlé en lui retirant mon amitié.

— Pour ma défense, à l’époque, Benjamin a confronté Éric qui a nié en bloc. Je l’ai cru. Je ne pensais pas qu’il était capable… enfin, tu vois.

— Et maintenant ?

— Maintenant, je sais.

Un soupir m’a échappé malgré moi, un petit souffle de désespoir à peine perceptible. Machinalement, j’ai parcouru du regard les tombes alignées autour de moi, comme si Éric avait pu être là, tapi dans l’ombre à nous observer. Les visites d’Éric la nuit, dans ma chambre, je n’en avais jamais parlé à personne. Pas même à moi-même. C’était quelque chose qui ne me concernait pas, qui concernait éventuellement mon corps quand mon âme n’y était plus. Parler de ça, c’était se jeter dans un précipice. Pourtant, si une personne au monde pouvait comprendre, c’était bien elle.

J’avais parlé si bas que je me suis demandé si elle m’avait entendue. Et avec ce « maintenant je sais », et tout ce qu’il contenait, j’ai eu impression qu’un poids s’envolait de mes épaules pour venir se poser sur les siennes. J’ai vu ses mâchoires se contracter.

— Je suis désolée, a-t-elle dit d’une voix étranglée, je suis tellement désolée.

Elle n’avait pas à s’excuser pour lui, mais elle a franchi l’espace que j’avais mis entre nous sur la pierre tombale et elle m’a serrée contre elle, comme le jour de l’enterrement de ma mère. J’aurais dû savoir qu’une petite fille qui m’avait prêté son Walkman pour atténuer mon chagrin avec Axelle Red était forcément quelqu’un sur qui je pouvais compter. Cela faisait des années que personne ne m’avait prise dans ses bras de cette manière, avec amour. Elle pleurait. Moi, je suis restée raide et silencieuse, aussi imperméable aux émotions que les stèles qui nous entouraient.

— Tu ne dois rien dire, elle me tuera si elle sait que j’en ai parlé.

Angélique a desserré son étreinte et je lui ai tendu un paquet de mouchoirs en papier.

— Qui ça « elle » ? a-t-elle demandé en se mouchant.

— Iris… Tu te souviens quand je me suis évanouie au handball et que le prof m’a envoyée à l’infirmerie avant les vacances de la Toussaint ?

— Oui…

— J’étais enceinte.

Immédiatement, le regard stupéfait d’Angélique est venu se poser sur mon ventre.

— J’ai avorté, Iris m’a emmenée à Lille pour que personne ne sache. Tu penses bien qu’avec la position de mon père et tous ses discours à la con sur la rigueur morale, l’effondrement des valeurs familiales, etc., avoir sa fille qui tombe enceinte à quinze ans et qui avorte en secret, ça fait tache sur le tableau.

— Et le père c’était…

— Oui, Éric.

Angélique ne disait rien. Alors, sans la regarder je lui ai raconté à voix basse. La première fois, l’année de troisième. Il était rentré un week-end de sa prépa. Je m’étais réveillée au milieu de la nuit et il était là… Je me suis interrompue et Angélique a passé son bras autour de mes épaules.

— Si c’est trop difficile, tu n’es pas obligée…

— Non… je… J’étais tétanisée, je n’ai rien dit, je l’ai laissé faire, c’est comme si j’étais incapable de bouger de… Je pense qu’il n’a pas compris, il a cru que je voulais, c’est de ma faute, je…

— Ce n’est pas de ta faute. Il a très bien compris, a coupé Angélique d’une voix brusque, c’est juste qu’il s’en fout.

Elle a fermé les yeux, j’ai supposé qu’elle ne voulait pas laisser remonter les souvenirs du hangar à bateaux. Elle avait mis trop longtemps à les enterrer, trop longtemps à se relever. Et malgré tout, elle a soufflé :

— Continue.

— Après, il est reparti. On n’en a jamais reparlé, je me suis dit que c’était un dérapage, je ne sais pas… Évidemment, j’ai pensé à toi et je me suis dit que tu avais dû vivre le même… malentendu. Je n’en ai pas parlé. Parfois, je me demandais même si je n’avais pas rêvé, mais je me réveillais en sursaut la nuit, en sueur et terrorisée. Et puis, quand il est rentré pour les vacances d’été, ça s’est reproduit plusieurs fois. J’ai essayé de lui dire que je ne voulais pas à plusieurs reprises, mais il n’écoutait pas.

Angélique a baissé les yeux sur ses mains. Elle avait serré les poings si fort que ses ongles avaient creusé cinq petits croissants sanglants dans chacune de ses paumes.

— L’infirmière a tout de suite compris que j’étais enceinte. À vrai dire, quand elle m’a demandé si j’avais mes règles régulièrement, j’aurais dû mentir, mais je n’ai pas vu où elle voulait en venir. Comme dit Iris, je n’ai pas inventé l’eau tiède…

— On emmerde Iris, a rétorqué Angélique, je n’ai jamais pu saquer cette conne.

— L’infirmière m’a donné un test et, bêtement, je l’ai fait tout de suite. Il était positif. J’étais tellement paniquée, que j’ai partagé le résultat avec elle. Après ça, j’étais coincée. Elle a voulu me détailler mes options, elle a insisté sur le fait qu’il fallait que j’en parle à quelqu’un… Et je… J’ai pensé à toi, mais tu étais avec tes nouvelles copines, et avec tout ce qui s’était passé, je n’ai pas osé… Je crois que c’est pour ça que je suis devenue aussi agressive avec toi, je voulais attirer ton attention. Le lendemain, j’ai dit à l’infirmière que j’en avais parlé à ma belle-mère et qu’elle allait s’occuper de tout. Je pensais que ça réglerait le problème. Bien sûr, c’était un mensonge, je n’avais rien dit à Iris. Sauf que, comme l’infirmière est une fidèle cliente de l’institut, elle a appelé Iris pour lui proposer l’adresse d’un gynécologue pour mon « petit souci ».

J’ai repris la cigarette des doigts d’Angélique et j’ai aspiré doucement en fermant les yeux.

— Iris m’a hurlé dessus que je n’étais qu’une petite conne irresponsable, la honte de la famille, que j’allais ruiner la carrière de mon père, l’avenir de mes frères, que je n’étais qu’un poids pour eux, bref… je t’épargne les détails. Et c’était tellement injuste, que je me suis mise à crier aussi, que c’était de la faute d’Éric, qu’il me forçait et que de toute façon je n’avais couché avec personne à part lui, et là, elle…

Sarah s’est interrompue, comme si elle était encore choquée par ses souvenirs.