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— J’ai peut-être un plan, a annoncé Angélique sans même me dire bonjour.

— Un plan ? Un plan pour quoi ?

— Un plan pour te faire disparaître.

J’ai éclaté de rire. Angélique avait cet air excité qu’elle arborait quand on était petites et qu’elle m’entraînait avec elle dans un projet un peu fou comme s’enfuir par la fenêtre du catéchisme, nager jusqu’à une crique interdite ou escalader le mur de notre jardin pour espionner M. Soubingé, le voisin bizarre qui s’étendait tout nu sur sa chaise longue.

J’ai détaché le cadenas de mon vélo.

— Je dois être chez moi dans vingt minutes ou Iris va me faire passer un sale quart d’heure… Si tu m’avais prévenue avant, je serais sortie de l’eau plus tôt.

— Je te raccompagne jusque chez toi, comme ça on peut parler. Imagine, tu passes en Angleterre sans utiliser un moyen de transport qui nécessite de montrer une pièce d’identité ? Est-ce que tu penses qu’ils iront te chercher là-bas, si tu n’as pris ni le ferry, ni le train, ni l’avion ?

Je l’ai fixée, perplexe.

— Et comment j’irais en Angleterre, sans prendre ni le ferry, ni le train, ni l’avion ?

— Tu te souviens de notre première conversation dans le cimetière le jour de l’enterrement de ta mère ? Gertrude Caroline Ederle, ça te dit quelque chose ?

— Oui, la première femme qui a traversé la Manche à la nage, ma mère me parlait souvent d’elle, mais je ne vois pas le rapport…

Angélique a souri.

— Tu ne vois pas le rapport ?

Angélique était-elle vraiment assez dingue pour me suggérer de m’enfuir de Bouville en traversant la Manche à la nage ? J’ai ouvert la bouche, j’avais envie de rire, mais d’un autre côté, face à ses yeux brillants de détermination, je n’ai pas osé.

— Tu veux que je nage jusqu’en Angleterre ?

— Oui !

Angélique a sorti de son sac à dos des feuilles de papier imprimées.

— Regarde, j’ai fait des recherches à la bibliothèque. Tous les ans, quand on était petites, il y avait des nageurs qui traversaient. Maintenant, c’est interdit de partir de France, mais on continue de le faire depuis l’Angleterre. Il faut beaucoup d’entraînement, mais la nage c’est ton talent. Personne n’imaginera que tu as pu faire un truc pareil, ils n’iront jamais te chercher là-bas.

J’ai souri, elle était mignonne avec ses convictions d’enfant, mais son projet était aberrant.

— Ils ne l’imagineront pas parce que c’est impossible. Et puis, admettons que j’y arrive, après, qu’est-ce que je fais ?

— Tu trouves un travail, tu construis une vie.

— À quinze ans ? Sans argent ?

— Tu peux prétendre être majeure, et de l’argent ça se trouve. De toute façon, d’après ce que j’ai compris, tu ne peux pas traverser avant l’été, l’eau est trop froide, les jours trop courts. Ça nous laisse huit mois pour t’entraîner, gagner suffisamment d’argent et organiser tout ça intelligemment.

— Qui ça, « on » ? À qui tu as parlé de mes problèmes ?

— À personne, m’a rassurée Angélique, mais je pense qu’on devrait mettre Jasmine et Morgane au courant. Tu connais Jasmine, je sais que vous discutiez parfois quand elle venait chez toi…

— Vous me détestez toutes les trois, pourquoi vous m’aideriez ?

Angélique a remonté sa manche et montré le ruban rose à son poignet.

— Parce qu’on est les Désenchantées, voilà pourquoi, et qu’on s’est juré de rester solidaires, dans n’importe quelle situation, et de toujours se soutenir et s’aider quand on le pouvait.

— Je me demandais ce que c’était que ce bracelet, Jasmine n’a pas voulu m’expliquer. Enfin, moi, je ne fais pas partie de votre groupe, donc pourquoi vous seriez solidaires avec moi ?

— Laisse-moi voir ça avec elles… Je les connais, je suis sûre qu’elles accepteront que tu deviennes la quatrième Désenchantée.

Aujourd’hui,

Fanny

Au moment où elle sortait de la piscine, le téléphone de Fanny vibra. Avec tout ça, elle avait complètement oublié qu’elle avait fait parvenir son dossier finalisé sur Sarah Leroy la veille à sa cheffe.

— Allô ?

— Fanny, c’est quoi cette merde que tu m’as envoyée ?!

— Quoi ?

— Ton truc sur Sarah Leroy ?

— Ah oui, tu n’as pas aimé, alors ?

— Est-ce que je n’ai pas aimé ? Elle me demande si je n’ai pas aimé ! Non, mais j’hallucine. Tu as cru que le journalisme, c’était résumer dix articles trouvés à l’arrache sur Google ? Pas une émotion, pas une once de suspense, plus chiant qu’un documentaire de quatre heures sur la recette du kouign-amann !

— Quand même, c’est un peu excessif, je…

— Excessif ?! C’est la dernière fois que tu me fais perdre mon temps à lire une merde pareille ! Tu m’entends ! Tu as quarante-huit heures pour m’envoyer quelque chose de sérieux ou tu peux dire adieu à ta promotion.

Fanny n’eut pas le temps de répondre, Catherine avait déjà raccroché. Elle consulta son écran.

— Je viens de recevoir un texto d’Angélique !

— Elle dit quoi ? demanda Lilou.

— Que si j’ai des questions sur Sarah, elle préfère encore que je les lui pose directement plutôt que je mette n’importe quoi dans mon article… Elle veut qu’on aille chez elle.

Sarah

Morgane et Jasmine ont accepté de m’aider. Pas tant, je crois, par solidarité, mais parce qu’il était évident qu’Angélique ne lâcherait rien. Elle semblait avoir trouvé dans ce plan de sauvetage une sorte de réparation de ce qu’Éric nous avait fait subir. Comme si me sortir de l’enfer que je vivais au quotidien suffirait à tout réparer : le viol du hangar à bateaux, notre amitié ­brisée et mon adolescence bousillée, et la perte de Benjamin. J’ai très vite compris qu’Angélique n’avait jamais cessé d’aimer Benjamin. Elle me demandait régulièrement de ses nouvelles, l’air de rien, comme si je ne savais pas ce dont il retournait. Je lui répondais toujours. Ses questions m’attristaient. Je n’avais plus le moindre ­sentiment pour Benjamin, mais après tout ce qui s’était passé, je ne voyais sincèrement pas comment une histoire entre Angélique et le petit frère d’Éric était envisageable.

Je connaissais déjà Jasmine. Je lui parlais en effet de temps en temps dans la cuisine, quand elle attendait que Sofia, sa mère, ait fini de travailler. C’était une fille calme, intelligente et discrète. Deux ou trois fois, puisque nous étions dans la même classe, elle m’a aidée à faire un exercice de maths que je ne comprenais pas. Pas comme on m’expliquait parfois, en me faisant comprendre que j’étais débile, mais calmement et de manière claire, en reformulant quand elle voyait que je ne suivais plus.

Ma relation avec Morgane a été plus mouvementée. Sans la connaître, j’avais toujours un peu méprisé Morgane. J’étais persuadée que la seule chose qui comptait quand on a quinze ans, c’était d’être belle et de plaire à un maximum de garçons. Iris m’avait transmis cette obsession du physique, du corps, le mien et celui des autres. Quand j’invi­tais des amies à la maison, ma belle-mère faisait toujours un bilan de leurs charmes, comme si on était à un foutu concours de Miss France : « Charlotte, mignonne, mais pas arrangée, Mélissa, dommage, ces jambes comme des poteaux, Carène, pas assez de poitrine, Marie, gros ­derrière, vieillira mal, Laura, tu devrais lui offrir un flacon de Biactol. » Elle faisait de même avec celles qu’elle appelait ses amies ; dès qu’elles quittaient la maison, elle commentait à qui voulait l’entendre : « Tu ne trouves pas qu’elle a grossi ? vieilli ? Quelle idée de mettre une robe pareille quand on a les bras aussi flasques… » Un classement du bétail qui défilait au Salon de l’agriculture. Jamais elle ne m’a interrogée sur les centres d’intérêt, le métier qu’elles envisageaient plus tard ou l’éventuelle réussite scolaire de mes amies. Seul leur apparence ­comptait. Il fallait être la plus belle, c’était la forme ultime de réussite pour une femme, raison pour laquelle elle avait tant encouragé mon amitié avec Julie Durocher. Julie était une petite poupée de porcelaine, aux traits harmonieux et au corps lisse et mince. Julie était sympa et on s’entendait bien, je dois le reconnaître, même si elle ne voulait jamais aller nager et qu’elle a tenté de m’embrasser, une fois, dans les toilettes condamnées du fond de la cour, après m’y avoir attirée sous prétexte de me confier quelque chose d’important. Elle s’est enfuie en entendant du bruit. Si Iris avait su que Julie aimait les filles, elle l’aurait sans doute beaucoup moins appréciée, mais j’ai gardé son secret. Julie était mon amie. Sur l’échelle d’évaluation des filles qu’Iris m’avait ­inculquée, même si je n’avais pas conscience alors de ­l’ampleur de son influence sur ma vision du monde, Morgane était tout en bas. Elle n’était pas jolie, elle était horriblement mal habillée, elle se coiffait à peine et ne se maquillait jamais, d’où mon absence totale de respect pour elle. Bien sûr, elle était toujours première de la classe, elle savait plus de choses que les profs – régulièrement, elle les corrigeait et ça les agaçait. Néanmoins, elle se contrefichait de plaire. Elle ne faisait jamais semblant de trouver une blague drôle pour ne pas vexer un garçon, elle n’a jamais caché son intelligence pour se fondre dans la masse. Il m’a fallu du temps pour admirer cette liberté et cette intelligence si vive, moi, à qui on n’avait donné ni beauté ni cerveau, comme se plaisait à le répéter Iris. Morgane ne m’aimait pas vraiment. Elle ne l’a jamais exprimé aussi ouvertement, mais je représentais tout ce contre quoi elle se battait avec son histoire de Désenchantées. Je sais même par Jasmine que, quand elles ont voté pour savoir s’il fallait ou non m’aider, Morgane a voté contre. Elle ne me faisait pas confiance, elle a affirmé que je ne leur attirerais que des problèmes, ce en quoi elle n’avait pas tout à fait tort. Pourtant, elle s’est rangée à la majorité sans protester. Et elle, qui aurait su vendre des après-ski au milieu du Sahara, a réussi à convaincre M. Follet qu’elle voulait me donner des cours de soutien bénévole le soir. M. Follet a accepté d’appeler chez moi pour expliquer qu’il serait bénéfique que je profite de l’aide de Morgane, il mettrait une salle à notre disposition et je rentrerais vers vingt heures à la maison. Iris n’a pas osé refuser et ces faux cours de soutien sont devenus de précieuses heures d’entraînement.