Fanny débitait ces banalités avec un sourire hypocrite. Son unique objectif était de sortir le plus rapidement possible de ce bureau, un gouffre pour son temps si rare et si précieux.
Ève Pocholle lui tendit une feuille.
— Lilou a dessiné ça, elle l’a imprimé en vingt exemplaires et l’a affiché dans les couloirs du lycée.
Fanny saisit le papier à contrecœur et prétendit l’examiner avec attention tout en jetant en réalité un coup d’œil à sa montre. On y voyait un garçon en train de baisser son pantalon, il scrutait son bas-ventre à l’aide d’une loupe. Là où aurait dû se trouver son sexe, il n’y avait rien du tout. Le dessin était légendé « Jacques et le haricot invisible ». Fanny ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit.
— Je pense qu’il est important de préciser que Jacques Hallencourt est un élève de seconde, section européenne, très brillant soit dit en passant, et que le dessin est particulièrement ressemblant, poursuivit la CPE.
Lilou eut un geste faussement modeste de la main.
— Merci, ça m’a demandé beaucoup de travail de rendre justice à sa tête de gland.
Fanny ferma les yeux, atterrée. Son portable vibra de nouveau dans son sac à main et, pour la deuxième fois, elle dut ravaler sa frustration de ne pouvoir décrocher. Peut-être Catherine voulait-elle lui annoncer officiellement qu’elle prenait la direction du nouveau site du magazine ? Le groupe qui les avait rachetés avait décidé d’investir sur le online plutôt que sur le papier dont les ventes s’effondraient. Tout le monde voyait cette décision comme une menace. Mais Fanny, elle, y voyait une extraordinaire opportunité. Pourquoi les gens étaient-ils aussi terrorisés par toute forme de changement ? Pourquoi leurs ambitions étaient-elles toujours si étriquées ?
— Lilou a aussi créé un groupe Facebook, du même nom, ou elle a posté de nombreux autres dessins de Jacques, tout aussi obscènes et insultants.
— J’ai récolté cent quarante-huit likes en quarante-huit heures, fit remarquer Lilou. Clairement, on n’est pas au potentiel max.
Fanny hocha la tête, de plus en plus agacée par cette perte de temps, stressée à l’idée de laisser passer une opportunité professionnelle.
— Lilou ayant déjà eu deux avertissements de conduite, je me vois dans l’obligation de l’exclure du lycée jusqu’à la fin de la semaine.
Fanny revint brutalement à la réalité.
— Quoi ?! Non… Vous ne pouvez pas la déscolariser, elle a déjà trop de difficultés en classe, son père est tout le temps en déplacement et je…
— Je suis désolée, madame Courtin, mais votre fille ne peut…
— Belle-fille !
— Oui, pardon, votre belle-fille, ne peut pas s’attaquer impunément à ses camarades de classe et, contrairement à mon prédécesseur, j’applique une politique de tolérance zéro pour tout ce qui concerne le harcèlement scolaire…
Fanny, en état de choc, n’écoutait plus le monologue de la CPE. Elle ne voulait pas se retrouver seule à la maison avec Lilou. Oscar, son fils de quatre ans, serait à l’école. Esteban, son compagnon et le père de Lilou, partait tôt, rentrait tard et était très fréquemment en déplacement. Elle devrait une fois de plus gérer son imprévisible belle-fille jusqu’à la fin de cette semaine cruciale pour son travail. Dans sa tête, tout se mit à tourner à toute vitesse. Et puis, ce texto reçu un peu plus tôt : Maman est morte. Elle avait du mal à respirer. Était-elle la seule à étouffer dans ce bureau ?
— Vous vous y engagez, madame Courtin ?
— Hein, quoi ? Je…
— À ce que Lilou supprime le groupe Facebook et rédige une lettre d’excuses ?
— Oui, bien sûr !
— Par ailleurs, il a été porté à mon attention que Lilou, contrairement à ce qu’elle avait assuré à son professeur principal, n’a toujours pas son stage d’observation du monde professionnel, supposé commencer lundi.
— Je suis sûre que Lilou a des pistes, marmonna Fanny. Hein, Lilou, tu as des pistes ?
— Non.
— Tu veux dire que tu n’as pas encore de réponse, mais tu as envoyé des CV et des lettres de motivation.
— Non.
— Tu ne les as pas encore envoyés, mais je suis sûre qu’ils sont prêts ?
— Non.
Cette journée empirait d’heure en heure et il n’était pas encore midi. Fanny inspira profondément pour chasser l’envie d’assommer à la fois la conseillère et sa belle-fille à l’aide de la plante verte qui trônait sur le bureau.
— Peut-être pourriez-vous aider Lilou ? Il doit y avoir des stagiaires dans votre entreprise ? Vous êtes journaliste, c’est ça ? Ce serait sans doute très intéressant pour elle de…
Fanny éclata de rire sous les regards surpris d’Ève Pocholle et de Lilou à qui l’aspect comique de la proposition avait manifestement échappé.
— Lilou ne peut pas faire son stage avec moi. On deviendrait folles toutes les deux. Mais elle va trouver quelque chose, j’en suis sûre. En revanche, pour l’exclusion, ça ne va pas être possible.
— Ce n’est pas négociable, madame Courtin, il est nécessaire que Lilou comprenne la gravité de ses actes. Peut-être que si vous n’aviez pas passé l’intégralité de ce rendez-vous à consulter votre téléphone portable, vous en auriez, vous aussi, pris conscience.
Cette fois, c’est Lilou qui étouffa à peine un rire moqueur et Fanny, estomaquée, toisa la CPE avant de se lever brusquement.
— Ne me parlez pas sur ce ton ! Figurez-vous qu’entre deux convocations ici pour une énième connerie de Lilou, j’ai une vie, une carrière et un fils !
Merde. Elle n’avait pas annulé son épilation du maillot pour se taper les discours moralisateurs d’une ratée de l’Éducation nationale. Dans Cendrillon, Fanny ne s’était jamais projetée dans le rôle de la belle-mère. D’ailleurs, depuis qu’elle était belle-mère, elle voyait les choses sous un autre angle. La martyre n’était peut-être pas celle qu’on croyait. Et au moins, Cendrillon faisait le ménage et preuve d’un certain goût pour les jolies robes et les chaussures en édition limitée. Les tenues et l’état de la chambre de Lilou, à l’inverse, laissaient penser que l’adolescente avait plus pour vocation de dire la bonne aventure dans un bidonville de Calcutta que de fréquenter les bals à la recherche d’un prince, aussi charmant fût-il.
Ève Pocholle, les lèvres pincées, se leva à son tour.
— Bonne journée, madame Courtin, je suis désolée que vous le preniez comme ça. Si vous ne voulez pas vous occuper de Lilou, peut-être serait-il préférable que ce soit son père qui assiste à ce genre de rendez-vous. J’ai malheureusement le pressentiment qu’ils risquent de se reproduire…
Si vous ne voulez pas vous occuper de Lilou. La formulation coupa la respiration à Fanny. Combien de rendez-vous médicaux, de réunion parents-professeurs, de sorties scolaires, d’attente à la piscine municipale pendant les cours de natation avait-elle subis pour s’occuper de Lilou, justement ? Pourquoi était-ce toujours elle qu’on jugeait ? Ce n’était même pas sa fille, merde !
— Viens, ordonna Fanny à Lilou, on y va.
Sans un mot de plus, elle saisit son sac et sortit.
Document de travail
Affaire Sarah Leroy – année 1995
Iris, en parfaite belle-mère, a envahi la vie de Sarah comme un cancer. Elle est restée tapie dans l’ombre, le temps de placer ses métastases en toute discrétion et quand Sarah a pris conscience de la gravité de la situation, il n’était plus possible de s’en débarrasser. J’avoue être assez fière de cette métaphore.