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Morgane a dévoré un nombre infini d’articles en anglais sur l’ordinateur de la bibliothèque municipale qui bénéficiait depuis quelque temps d’une connexion illimitée à Internet. Elle a appelé longuement et plusieurs fois la Channel Swimming Association, une association anglaise créée en 1927 qui aidait les nageurs à organiser leur traversée. Un soir, peu de temps après le début de mon entraînement, elle a débarqué dans le salon d’Angélique où nous nous réunissions et a déclaré d’un ton sans appel :

— Je suis désolée, j’ai étudié la question, ce projet, c’est de la folie, c’est impossible.

— Impossible ? a demandé Angélique, pourquoi ?

— Les gens qui traversent doivent obligatoirement être accompagnés d’un bateau qui leur indique le cap et leur évite de se faire écrabouiller par un cargo ou un ferry… Elle n’arrivera jamais à se repérer toute seule.

Angélique a haussé les épaules, comme si Morgane venait d’énoncer des faits sans la moindre valeur.

— Sarah est une nageuse exceptionnelle, sa prof de natation voulait qu’elle fasse de la compétition.

Morgane a levé les yeux au ciel.

— Comme tous les nageurs qui ont tenté la traversée et ils disposaient pourtant d’un bateau accompagnateur ! Entre les courants, les méduses, les porte-conteneurs et le froid, on appelle cette traversée « l’Everest de la natation », ce n’est pas un truc que tu fais sur un coup de tête.

— Ce n’est pas un coup de tête, a rétorqué Angélique, ça fait des années qu’elle nage et elle a encore des mois pour s’entraîner !

— Écoutez, faut arrêter de rêver, c’est n’importe quoi ! Elle n’a qu’à se teindre les cheveux et prendre le ferry avec ma carte d’identité !

— Le premier truc qu’ils regarderont en cas de fugue, ce sont les listes des passagers… On est toutes dans le même lycée, ils feront tout de suite le lien !

Morgane a secoué la tête, elle était en colère et persuasive, mais rien ne pouvait ébranler Angélique. Sa confiance dans mes capacités était infinie.

— C’est de la folie, elle n’y arrivera jamais, elle va finir noyée et on sera bien avancées !

Jusqu’ici, aussi étrange que cela puisse paraître, j’étais la seule personne qui ne s’était pas exprimée sur le plan d’Angélique. Depuis le début, Morgane n’était qu’à moitié convaincue, Angélique et Jasmine étaient à fond. Moi, je ne disais rien. Je les observais, mettant tout en œuvre pour me « sauver ». Je ne savais même pas que je pouvais être « sauvée ». Et autant l’enthousiasme d’Angélique me faisait l’effet réconfortant d’un chocolat chaud en hiver ; autant le « elle n’y arrivera pas » de Morgane, asséné d’un ton péremptoire comme si je n’étais pas là, me fit l’effet d’un crachat au visage. Toute ma vie, on m’avait jugée incapable. La mer et la piscine étaient les seuls endroits où je n’étais pas considérée comme un boulet. La natation était mon talent. Un talent ridicule et inutile selon Iris, mais mon talent quand même, la seule chose pour laquelle j’étais plus douée que la moyenne des gens. Entendre Morgane, qui n’y connaissait rien, affirmer, une fois de plus, que j’allais échouer, a généré une bouffée de colère. Je l’ai interrompue sèchement :

— Ce n’est pas à vous de décider, c’est à moi. Je le ferai, avec ou sans vous.

Un silence a suivi mon annonce, comme si toutes étaient surprises que je m’exprime enfin sur cette question, comme si je n’étais pas l’actrice principale de cette histoire. Angélique a souri et a passé un bras autour de mes épaules.

— Bien sûr que tu vas réussir, tu es de loin la meilleure nageuse qu’on connaisse, et ce, depuis toujours.

— Tu vas mourir, a rétorqué Morgane, c’est du suicide.

— Ici, je suis déjà morte, je préfère mourir en pleine mer qu’attendre qu’ils m’achèvent.

Ma déclaration a provoqué un nouveau blanc. Morgane a reposé les notes qu’elle avait prises pendant son entretien avec la Channel Swimming Association. Elle a réfléchi un long moment en me fixant. Puis, elle s’est retournée vers Angélique et a déclaré :

— Tu n’aurais jamais dû lui mettre cette idée dans la tête. S’il lui arrive quelque chose, nous serons toutes responsables.

— Il ne lui arrivera rien, a rétorqué Angélique, elle va réussir.

Morgane a secoué la tête en désespoir de cause.

— Je maintiens que je suis contre. La seule raison pour laquelle j’accepte de participer à cette folie, c’est parce qu’elle sera encore plus en danger si je ne vous apporte pas mon aide.

Cette affirmation pouvait sembler prétentieuse, c’était cependant un fait objectif et Morgane ne s’embarrassait pas de fausse modestie. Après cette discussion, elle s’est mise à étudier les courants et les marées avec la passion d’un océanographe, pour tenter de préparer le mieux possible ma future traversée. Je devais, pour ma part, allouer chaque seconde de mon temps libre à mon entraînement. Angélique et Jasmine, quant à elles, devaient rassembler un maximum d’argent pour que je puisse prendre un nouveau départ en Angleterre.