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Angélique a trouvé un travail au club nautique. Le vieux René y travaillait alors seul tout l’hiver. Il n’avait pas vraiment besoin d’aide pendant cette saison morte, mais il a accepté de la payer au noir en échange d’un coup de main le week-end parce que je le lui ai demandé. Il ne me refusait jamais rien, il m’aimait comme la fille qu’il avait perdue. Angélique louait des combinaisons de plongée et des planches à voile aux rares inconscients que l’hiver n’effrayait pas, elle entretenait les catamarans et gérait les inscriptions aux cours de voile qui reprendraient au printemps. Jasmine, forte de son classement au concours Kangourou, s’est mise à donner des cours particuliers de maths partout où elle pouvait. Tout l’argent gagné allait dans une grosse enveloppe en kraft, cachée sous le matelas de Morgane. Moi, je nageais. Des heures durant, à la piscine, dans la mer, même en décembre quand la température de l’eau descendait en dessous de dix degrés. Il y avait toujours une des trois autres qui m’attendait sur la plage, dans le vent glacé, un chronomètre à la main et une serviette dans l’autre pour m’éviter l’hypothermie. Jasmine, qui avait un côté mère poule, apportait même une Thermos de chocolat chaud pour me réconforter après l’effort.

Je ne méritais pas leur amitié. Je me le répétais souvent le soir dans mon lit, persuadée qu’elles finiraient par me trahir. La vie m’avait appris très jeune que la seule façon de ne pas être déçue, c’est d’envisager le pire de la part des gens qui nous entourent.

Aujourd’hui,

Fanny

Lilou et Fanny sonnèrent à la porte d’Angélique avec la même impatience et autant de questions l’une que l’autre. Ce n’est pas Angélique qui vint leur ouvrir, mais une femme brune, vêtue d’une robe bleu électrique. Ses boucles sombres étaient remontées dans un chignon flou et élégant, dans lequel elle avait planté ses lunettes.

Fanny eut un sursaut de surprise.

— Jasmine ? Qu’est-ce que tu fais ici ?

— Entrez, se contenta de répondre Jasmine.

Dans le salon, Angélique et une femme à l’air austère dans un strict tailleur noir attendaient en silence.

— Morgane…, confirma Fanny, cette fois sans s’étonner.

— Bonjour, Fanny, et tu dois être Lilou, poursuivit Morgane en examinant l’adolescente.

— Oui, c’est moi…, répondit Lilou, intimidée par son regard perçant.

— J’ai une fille qui a ton âge, commenta Morgane.

— Tu as des enfants ? demanda Fanny par politesse.

— Oui, trois, répondit Morgane, amusée, et je suis mariée, mais dis-moi si je me trompe, tu n’es pas là pour discuter des enfants ou de la pluie et du beau temps.

— Non, en effet, je peux m’asseoir ?

Angélique indiqua le canapé d’un signe et Fanny obtempéra tandis que Lilou s’asseyait en tailleur sur le tapis. Celle-ci remarqua alors une pile de cahiers et de carnets de différentes tailles et couleurs, posés sur la table basse.

— Si je comprends bien ce que tu m’as lancé à la tête la dernière fois qu’on s’est vues, commença Angélique, tu penses que parce que j’avais la veste de Sarah le jour de sa disparition, c’est moi qui suis responsable ?

— Je l’ai cru, confirma doucement Fanny, enfin, j’ai cru que tu avais quelque chose à voir avec ça, toutes ces années. Je crois que c’est pour ça que je me suis éloignée... Mais récemment, grâce à Lilou, nous avons envisagé une autre hypothèse.

Un silence intrigué accueillit cette remarque et Fanny expliqua la conclusion à laquelle elles étaient arrivées, les glaçons, la photo de Sarah face à la mer et l’interview du professeur de natation.

Angélique, Morgane et Jasmine échangèrent des regards à plusieurs reprises, mais ne l’interrompirent pas.

— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi Sarah voulait fuguer.

— On va t’expliquer, soupira Angélique, c’est une longue histoire.

— Mais… elle a réussi ? demanda Lilou, pleine ­d’espoir. Elle a traversé ?

Sarah

La veille de mon départ, j’ai demandé un ultime bain de glaçons pour prouver à Angélique que j’étais capable de faire la traversée en maillot de bain. Le matin même, je m’étais violemment disputée avec elle quand je lui avais annoncé que je ne mettrais pas la combinaison qu’elle avait volée pour moi au club nautique. Les traversées en combinaison ne sont pas officiellement reconnues par la Channel Swimming Association. Même si personne, évidemment, ne serait au courant de ma prouesse, je voulais la réaliser dans des conditions réelles, je voulais réussir un exploit une fois dans ma vie.

Pourtant, une fois dans la baignoire, chez Angélique, j’ai laissé le froid me prendre. Je savais que je perdais conscience, mais je n’ai rien dit, j’ai voulu tenir. Peut-être que je savais, au fond de moi, qu’il était plus facile de mourir de froid en m’endormant doucement dans ce bain de glace que le lendemain, seule au milieu des vagues déchaînées et des méduses.

Morgane et Angélique m’ont sortie de la baignoire et les glaçons se sont éparpillés sur le carrelage avec un ­crépitement de mitraillette. Jasmine, blême, tenait encore le chronomètre à la main. Angélique a ouvert le placard et, d’un seul geste, a fait basculer toutes les serviettes de bain sur mon corps.

— Elle est toute bleue. On devrait la mettre sous l’eau chaude, a murmuré Jasmine.

— Surtout pas, s’est exclamée Morgane qui m’enroulait dans les serviettes avec des gestes paniqués, le choc thermique pourrait la tuer !

— Il faut la porter dans le lit, le sol est trempé, aidez-moi, a ordonné Angélique.

Elles ont attrapé mon corps inerte pour le porter jusqu’à la chambre et le glisser sous la couette. Mon front a heurté le coin d’un meuble ou l’encadrement d’une porte, peut-être. J’ai ressenti un choc à l’arcade sourcilière, mais aucune douleur. Mes terminaisons nerveuses ne répondaient plus.

— Putain ! Tu lui as fracassé le crâne ! a hurlé Jasmine.

— L’arcade, ça saigne toujours beaucoup, a rétorqué Morgane, c’est rien, glisse sa veste sous sa tête qu’on n’en mette pas partout.

J’ai senti sous mon crâne la douceur familière de ma veste en daim puis, sur mon corps glacé, les couvertures qu’elles ont empilées sur moi. Je ne sais pas si j’ai reconstitué ce souvenir ou si je suis vraiment sortie de mon corps, mais je me suis vue, allongée sur le lit d’Angélique dans l’appartement au-dessus du restaurant, les lèvres bleues et les mèches raidies par la glace étalées sur un oreiller à fleurs.

— Il faut la réchauffer, a murmuré Angélique en s’allon­geant à côté de moi.

Elle m’a serrée contre elle de toutes ses forces. Morgane et Jasmine, en silence, sont venues m’étreindre à leur tour. Nous nous sommes retrouvées toutes les quatre, enlacées sur ce lit.

— Réveille-toi, chuchotait Angélique en larmes à mon oreille, réveille-toi, tu peux le faire, tu es forte, tu es une guerrière, réveille-toi, je t’en supplie, tu vas t’en sortir, on va te sortir de là, je te le jure.

Angélique, de plus en plus paniquée, touchait mon visage et mes mains raidies par le froid, espérant me communiquer un peu de sa chaleur. Puis, en désespoir de cause, elle m’a giflée et a hurlé :

— Putain, réveille-toi, Leroy ! Tu n’as pas le droit de mourir ! Je t’interdis de me faire ce coup-là !