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Immédiatement, j’ai ouvert les yeux. Les deux autres ont poussé un hurlement de joie.

— Combien j’ai fait ? ai-je croassé, incapable de contrôler le claquement de mes dents.

Jasmine s’est précipitée pour ramasser le chronomètre qu’elle avait laissé tomber par terre :

— Dix minutes, vingt-quatre secondes. L’eau était à huit degrés.

J’ai souri, triomphante, avant de déclarer d’une voix enrouée :

— Record battu.

— Tu es folle, s’est énervée Morgane, tu es supposée y aller progressivement, tu aurais pu mourir d’hypothermie !

— Je n’ai pas le temps d’y aller progressivement, ai-je répondu en claquant des dents, il me faudra entre treize et quinze heures pour traverser la Manche, l’eau sera entre douze et seize degrés, je ne peux pas laisser le froid me ralentir. Si la nuit tombe avant que j’arrive à Douvres, je suis morte.

Morgane a secoué la tête, plus pâle que le mur blanc derrière elle. Elle était contre, elle a toujours été contre, et jusqu’à la dernière minute, elle a essayé de me dissuader. Il faut lui reconnaître ça.

Quand j’ai enfin réussi à m’asseoir sur le lit, j’ai constaté que la doublure de la jolie veste en daim sur laquelle ma tête reposait était couverte de sang.

Aujourd’hui,

Fanny

— Elle s’est noyée, répondit Angélique avec douceur à la question de Lilou.

— Elle n’a pas voulu mettre de combinaison, murmura Angélique, c’est la raison pour laquelle nous nous sommes disputées la veille de son départ sur la plage. Elle a voulu suivre les règles imposées aux nageurs qui traversent pour l’exploit sportif.

— C’est cette dispute qui a été vue par un témoin et rapportée à la police, poursuivit Morgane. C’était déjà du suicide de tenter la traversée sans bateau, mais sans combinaison, avec les méduses, le froid… elle n’avait aucune chance, j’ai essayé de l’en empêcher, mais c’était son choix de partir dans ces conditions.

Lilou, pleine d’espoir, se tourna vers Angélique.

— Mais, ce n’est pas parce que vous n’avez plus eu de nouvelles qu’elle a échoué, non ? Si ça se trouve, elle est vivante quelque part… Tu ne crois pas ?

Angélique posa une main réconfortante sur l’épaule de Lilou.

— Si elle avait réussi, elle nous aurait prévenues.

— Et Éric Chevalier, demanda Fanny, ça ne vous pose pas de problème d’avoir envoyé un homme innocent en prison ?

— Éric Chevalier n’était pas un homme innocent, coupa Jasmine. Il a violé Angélique quand elle avait treize ans, alors qu’il était déjà majeur et il a violé Sarah à de nombreuses reprises.

— C’est pour ça qu’elle voulait partir, murmura Lilou, choquée, c’était pour lui échapper.

Fanny fixait sa petite sœur, les yeux pleins de larmes.

— Je suis désolée, si j’avais su, je…

— Tu ne pouvais pas savoir, souffla Angélique.

— La question, interrompit Morgane, dans la mesure où on ne va pas réécrire le passé, c’est : qu’est-ce que vous voulez faire de la vérité maintenant que vous la connaissez ?

Fanny observa Morgane sans comprendre. La culpabilité lui avait coupé la respiration. Comment avait-elle pu ne pas comprendre ? Toutes ces années, elle avait pensé qu’il était arrivé quelque chose à Angélique, mais elle n’avait pas su être là pour elle… Sans réfléchir, elle traversa la pièce et vint serrer sa petite sœur contre elle. Cette dernière, stupéfaite, mit quelques secondes à lui rendre son étreinte.

— Je vais bien, murmura-t-elle la voix tremblante d’émotion, ne t’inquiète pas, c’était il y a longtemps et ce n’est pas ta faute.

— Ton article sur Sarah Leroy…, insista Morgane après un silence attendri, est-ce que tu as l’intention de publier toute cette histoire ?

Avec tout ça, Fanny avait complètement oublié le magazine. Évidemment, elle tenait un scoop. Catherine serait aux anges, ce n’était pas juste un dossier sur la disparition de Sarah Leroy, ça devenait « La vérité sur la disparition de Sarah Leroy », la révélation de l’année, ce serait les meilleures ventes de la décennie…

— Je ne sais pas…, répondit-elle honnêtement. Qu’est-ce que vous voulez, vous ?

Jasmine haussa les épaules.

— Que ça reste secret, évidemment !

Morgane fronça les sourcils.

— Pas nécessairement, je suis fatiguée de vivre avec le poids de la condamnation d’Éric Chevalier sur ma conscience.

Jasmine eut un geste indifférent de la main.

— Il a eu ce qu’il méritait, ce n’est que justice.

— Non, justement, contesta Morgane en secouant la tête, ça n’a rien à voir avec la justice. Il devrait être jugé pour ses crimes, pas pour un meurtre qu’il n’a pas commis.

Jasmine leva les yeux au ciel.

— Il n’aurait jamais été condamné pour ses vrais crimes, tu le sais très bien. Ce n’est pas toi qui as affirmé récemment dans une interview que quatre-vingt-dix-huit pour cent des plaintes pour viol finissent en non-lieu et que le viol est de facto un crime totalement impuni en France ?

— J’ai aussi dit qu’on ne pouvait pas renoncer à la présomption d’innocence.

— La présomption d’innocence pour les violeurs, c’est présumer que la victime ment, s’énerva Jasmine, alors qu’il n’y a pas besoin d’avoir fait Polytechnique pour comprendre que les agresseurs ont beaucoup plus de raisons de mentir que les victimes !

— Je n’ai pas dit que c’était un système idéal, répliqua Morgane sans se départir de son calme, mais c’est le nôtre et on ne peut pas accepter que chacun règle ses comptes dans son coin et appeler ça la justice.

— Bon, interrompit Fanny, on ne va pas débattre du système judiciaire, peut-être qu’il faudrait vous mettre d’accord… Angélique ? Qu’est-ce que tu en penses, toi ?

Angélique jouait machinalement avec son briquet, le regard rêveur.

— Je ne sais pas, finit-elle par répondre, je n’ai jamais réussi à avoir un avis aussi tranché sur cette question que Morgane ou Jasmine.

— En tout cas, si tu décides de raconter notre histoire, intervint Morgane, a minima, on voudrait que tu le fasses bien.

Elle se dirigea vers la table basse et saisit la pile de carnets empilés.

— Voici tous nos journaux intimes. Notre professeur de français, M. Follet, nous a toujours poussées à en tenir un. Dedans, tu trouveras le récit de notre enfance et de multiples détails sur toute cette histoire. On a même celui de Sarah…

— Comment ça se fait ? interrogea Lilou, surprise.

— L’été de son départ, on a toutes partagé nos journaux respectifs, comme une sorte d’acte de confiance mutuelle.

— OK, murmura Fanny en saisissant les cahiers que Morgane lui tendait.

— Mais si vous n’êtes pas d’accord entre vous, a demandé Lilou, qu’est-ce qu’il va se passer ? C’est Fanny qui décidera de publier ou pas son article ?

Morgane sourit à Jasmine et celle-ci éclata de rire, toute trace d’agacement effacé de son visage.

— On se mettra d’accord ou on votera et la majorité l’emportera, parce que nous sommes une entité et, dans notre histoire, le « nous » a toujours supplanté le « je ».

Sarah

L’été qui a précédé la traversée, Iris et Benjamin sont partis dans le Cantal chez la mère d’Iris, qui a eu la bonne idée de se casser le col du fémur en tombant dans les escaliers. Éric est parti en Espagne avec sa petite amie du moment. Même si ses visites nocturnes s’étaient espacées depuis qu’il était avec elle, j’ai eu l’impression de réapprendre à respirer.