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Lilou hocha la tête, attentive aux propos de Fanny.

— Des enfants, en revanche, on peut en avoir plusieurs, et puis Oscar est ton frère, alors voilà, même si je ne suis pas ta mère, j’ai pensé que tu pourrais être ma fille…

Lilou fronça les sourcils, réfléchit quelques instants avant de répondre avec un sourire en coin :

— Mais ça veut dire que tu vas me faire chier tout le temps pour que je fasse tout exactement comme tu veux ?

Fanny sourit.

— Je vais essayer de faire un effort, mais soyons honnêtes, oui, probablement un peu.

— OK, soupira Lilou, et c’est pas comme si tu n’étais pas déjà relou.

Fanny se leva et serra Lilou dans ses bras pour dissimuler son émotion. Elle n’allait tout de même pas pleurer devant elle.

— Tu vas mettre de la morve sur mon sweat, rouspéta Lilou qui n’était pas dupe en lui tapotant le dos.

— Désolée, il est tellement moche, je pensais que c’était une serpillière, déclara Fanny en acceptant le Kleenex que lui tendait sa belle-fille. Allez, file faire tes bagages.

Dix minutes plus tard, le temps de rouler en boule tous ses vêtements et de les fourrer en vrac dans sa valise, Lilou était de retour dans la chambre de Fanny.

Celle-ci, les sourcils froncés, était en train de fouiller tous les tiroirs.

— Tu cherches quelque chose ?

— Mon passeport, râla Fanny.

— Pourquoi tu prends ton passeport pour aller sur la côte d’Opale ? Je sais pas si t’es au courant, mais on n’est pas à l’étranger.

Fanny se pencha pour vérifier sous son lit.

— Je l’ai déjà perdu une fois, c’était un casse-tête pour le faire refaire, je le garde tout le temps avec moi.

— Toi, la maniaque de l’organisation et du rangement, tu as déjà perdu ton passeport ?

— C’était il y a des années et je n’ai jamais compris comment, d’habitude je ne perds jamais rien.

Lilou se redressa dans son fauteuil, elle avait pâli.

— C’était quand ?

— J’en sais rien, quand j’étais étudiante, ah, le voilà !

Fanny brandit triomphalement son passeport et le rangea dans son sac à main.

— Bon, on y va ?

Lilou hocha la tête, pensive, et tirant sa valise derrière elle, suivit Fanny dans l’ascenseur.

— T’as souvent des problèmes de passeport, non ?

— Pourquoi tu dis ça ? demanda Fanny, distraite, tout en consultant ses e-mails sur son téléphone.

— Le voyage à New York, ton passeport périmé, quand tu as foutu les vacances en l’air, par exemple…

Fanny haussa les épaules, toujours penchée sur son téléphone.

— Comme je te l’ai déjà expliqué, il n’était pas du tout périmé, c’était une erreur administrative, ils prétendaient que j’étais listée comme immigrée illégale.

Fanny descendit de l’ascenseur, mais au bout de quelques mètres, elle constata que Lilou était restée derrière et tapait sur son Smartphone avec frénésie.

— Tu viens ?

— Je vérifie un truc. Dis-moi, en 2001, tu avais les cheveux châtains et au carré ?

Fanny plissa le front.

— Probablement, c’est la coiffure que j’ai eue pendant des années…

— Ah voilà ! Aux États-Unis, quand tu es touriste, tu peux rester douze semaines sur le territoire, c’est écrit là. Au-delà, tu es considéré comme immigré clandestin.

— Je vois mal comment j’aurais pu rester plus de douze semaines dans un pays où je n’ai jamais mis les pieds.

— Toi, tu n’y es peut-être jamais allée, lança Lilou en souriant, mais ton passeport si.

Fanny fixa Lilou quelques longues secondes et plaqua sa main sur sa bouche.

— Tu veux dire que…

— Je crois qu’Angélique a volé ton passeport et l’a donné à Sarah pour qu’elle puisse se faire passer pour une personne majeure. Si elle a réussi d’une manière ou d’une autre à rejoindre les États-Unis depuis l’Angleterre et qu’elle est restée plus de douze semaines ou qu’elle a travaillé de manière illégale là-bas sous ton identité, ça expliquerait que ton passeport ait disparu et que tu sois considérée comme une immigrée illégale aux US !

Sarah

Rien, dans ma vie, n’a été comparable à l’horreur qu’a été cette traversée. Tout le long, j’ai pensé aux humiliations, aux tortures d’Iris, aux viols d’Éric, à l’indifférence de mon père. Je n’avais pas enduré ce calvaire pour mourir seule, au milieu de cette eau glaciale. La colère m’a donné la force d’avancer. Au bout de ce que j’ai estimé être une dizaine de kilomètres, je n’en pouvais déjà plus. Les effluves de pétrole me faisaient vomir continuellement, les vagues se dressaient, immenses, comme autant de barrières à franchir, empêchant la visibilité. Les conditions n’avaient rien à voir avec celles de mon entraînement. Il y a trois marées au cours de la traversée. Quand on part de la France, la pire est la première. Je l’ai appelée Iris. Au niveau de la deuxième, il faut affronter les bancs de méduses. S’il fait beau (et je savais qu’il ferait beau, car la visibilité devait être parfaite le jour de mon départ), elles remontent à la surface. C’est une des raisons pour lesquelles Angélique était aussi catégorique sur le fait qu’il était suicidaire de nager en maillot plutôt qu’en combinaison. J’avoue que quand je les ai vues apparaître derrière mes lunettes et qu’il m’a fallu affronter leur lent ballet translucide, j’ai maudit la fierté stupide qui m’avait fait refuser la combinaison. « Vois le côté positif, avait dit Jasmine qui avait étudié la question : quand les méduses apparaîtront, ça voudra dire que tu auras fait la moitié du chemin. Il n’y a aucun moyen de leur échapper, tu passes comme si elles n’étaient pas là. » J’ai senti le frôlement de leurs tentacules, j’ai continué d’avancer.

Et puis, il y a eu le dernier tiers. Morgane m’avait prévenue, les dernières heures étaient souvent les pires, c’est ce que tous les témoignages relataient. Toute ma vie, je me rappellerai la solitude et la souffrance de ces derniers kilomètres. Je me souviens de m’être dit « encore trente minutes maximum » et d’avoir nagé encore quatre heures avant d’atteindre la plage. Cette illusion m’a sauvée. Si j’avais su à ce moment-là, après avoir surmonté les courants, les méduses, avoir vomi dans les flaques de pétrole craché par des cargos qui ont failli me tuer à maintes reprises, qu’il me restait encore quatre heures de nage, je me serais laissée couler. Je n’avais plus d’énergie, j’avais épuisé ma colère contre les vagues et les courants. Alors, j’ai pensé à ma mère, à sa douceur, aux chansons qu’elle me murmurait le soir à l’oreille, à ses bras qui m’abritaient du monde. Je ne pouvais pas renoncer, ma mère voulait que j’aie une jolie vie. Je lui devais de réussir. Sans elle, je n’aurais pas tenu. C’est grâce à l’amour que j’ai trouvé la force d’aller jusqu’au bout ; la colère à elle seule ne permet pas de gagner tous les combats.

J’ai atteint la plage à la nuit tombée, j’aurais pu mourir là si un jeune couple qui s’était installé sur le sable pour observer le coucher du soleil ne m’avait pas aidée. Ils ont cru que j’étais partie nager trop loin et que j’avais failli me noyer. Ils m’ont prêté une serviette et m’ont proposé de manger quelque chose, je ne pouvais cependant pas avaler quoi que ce soit. Mes membres étaient quasi paralysés, j’arrivais à peine à parler tellement ma langue était gonflée par le sel, j’étais incapable de déplier mes doigts figés par l’effort et le froid, et qui ressemblaient aux serres d’un oiseau de proie. Je ne sais pas comment j’ai réussi à les convaincre, avec le peu de mots que j’étais en état de prononcer, de ne pas m’emmener à l’hôpital. Pas une seconde, ils n’ont imaginé que je venais de France. Je leur ai dit qu’on m’avait volé mes affaires et la fille m’a prêté un short et un pull.