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Le plan était parfaitement organisé, les filles avaient pensé à tout. Une chambre d’hôtel, payée par téléphone plusieurs semaines plus tôt, était réservée pour moi à quelques minutes de la plage. Angélique y avait fait expédier un colis à l’attention de Fanny Courtin, ma nouvelle identité. Elle avait eu l’idée de génie de voler le passeport de sa sœur, j’étais donc officiellement majeure, ce qui me permettrait de trouver du travail facilement. J’ai demandé au couple de m’emmener en voiture jusqu’à l’hôtel où je leur ai fait croire que mes parents m’attendaient. Je n’étais pas à même de marcher, même cinq minutes.

— Tu t’es fait dévorer par les méduses ! s’est exclamée la fille, horrifiée, quand je me suis installée dans la voiture sous la lumière jaune.

J’ai suivi son regard, surprise. Mes jambes et mes bras étaient couverts de striures rouges et boursouflées. Je n’avais rien senti. La mer m’avait protégée.

Dans ma vie, je n’ai pas eu beaucoup d’alliés, mais ce jour-là, j’ai compris que la mer en avait toujours été une. Je n’aurais jamais dû avoir peur de celle qui, depuis que j’étais petite, m’avait accueillie en son sein, avait bercé les étés de mon enfance et m’avait portée dans ses bras protecteurs jusqu’aux rivages de la liberté.

Sarah

Le bruit se fait plus persistant. Bip. Non pas que j’aie la moindre notion du temps, ou la moindre notion de quoi que ce soit, d’ailleurs. Bip. Je constate simplement que ce son dure depuis suffisamment longtemps pour provoquer chez moi une réaction. Bip. Une minuscule décharge électrique. Bip. Un sentiment. Bip. Le premier depuis que je suis morte.

De l’agacement.

Je veux le silence. Je sais bien comment faire. Il suffit de convoquer la voix d’Iris. « Tu n’arriveras jamais à rien. Tu nous fais honte. Tu n’as rien pour toi. Qu’est-ce qu’on va faire de toi ? Tiens-toi droite, mange moins, coiffe-toi. Tu es nulle. Tu es grosse. Tu es laide. Tu es bête. Tu es la honte de cette famille. Un échec. Une ratée. Tu n’y arriveras jamais. »

Doucement, je m’enfonce à nouveau. Le bip diminue. La fréquence s’espace. Le son se fait continu. Dans la chambre d’hôpital, une étoile filante arrête de rebondir sur un écran noir. Une ligne. Encéphalogramme plat.

Le silence.

La paix.

Les mots, comme des poids accrochés à mes chevilles, m’ont ramenée vers le fond, là où l’obscurité devient lumière, où le froid n’existe plus. Le sable m’accueille. Les dernières bulles d’air s’évadent de mes lèvres entrouvertes.

Et puis, un claquement sec.

La brûlure d’une gifle sur ma joue, ou plutôt son souvenir.

Et une voix que je reconnaîtrais entre mille, qui hurle ­tellement fort depuis le passé qu’elle fait voler en éclats le silence, le néant et l’obscurité comme un pavé dans une vitre : « Putain, réveille-toi, Leroy ! Tu n’as pas le droit de mourir ! Je t’interdis de me faire ce coup-là ! »

Des années que je n’ai pas entendu cette voix, celle d’Angélique. Et pourtant, elle est aussi nette dans mon souvenir que si vingt ans ne s’étaient pas écoulés depuis.

Alors, je me souviens que tu es là et que je n’ai pas le droit de t’abandonner.

Je me souviens que je suis la première femme au monde à avoir traversé la Manche à la nage, sans bateau, sans équipe, sans combinaison et que personne n’a le droit de juger de ce dont je suis capable.

Je n’ai pas survécu au pire il y a vingt ans pour mourir aujourd’hui.

Retiens bien ça, tous les nageurs le savent : parfois il faut savoir se laisser couler. Parce que ce n’est qu’une fois arrivé au fond que tu pourras donner le coup de talon qui te permettra de remonter à la surface.

Et c’est exactement ce que je fais.

Aujourd’hui,

Matt

Depuis que Matthew attendait sur ce siège en plastique, il avait vieilli de deux siècles. Il avait essayé à de multiples reprises de demander des nouvelles à des membres du personnel hospitalier qui passaient d’un pas pressé dans les couloirs blancs de l’hôpital Providence Saint Jude de Los Angeles. Personne ne lui répondait. Il relisait sans le comprendre le message qui s’affichait sur l’écran brisé du téléphone de sa femme et qui avait causé l’accident.

Matthew ne parlait pas français, raison pour laquelle il hésitait depuis maintenant deux heures et trente-quatre minutes à passer le texte dans Google Traduction. En huit ans de vie commune, il n’avait jamais trahi la confiance de Sarah. Il n’avait jamais lu un texto sur son portable ou écouté une conversation téléphonique. Peu de temps après leur première rencontre, il lui avait demandé d’où venait son accent et Sarah lui avait répondu : « Ma vie a commencé à seize ans, ce qui s’est passé avant, je ne veux pas en parler. Je n’ai pas de famille, pas d’enfance, pas de passé. Si tu veux vivre avec moi, tu dois accepter ça. » Au début de leur relation, quand elle se réveillait en hurlant au milieu de la nuit, il se contentait de la serrer dans ses bras ; quand il avait compris qu’elle souffrait de crises d’angoisse chroniques, il lui avait trouvé un psychologue ; quand elle semblait ailleurs, son regard perdu dans les vagues de l’océan Pacifique, il la laissait rêver ; quand elle lui avait expliqué qu’elle ne voulait pas sortir du territoire américain, il avait annulé les vacances au Mexique ; et quand, au hasard d’une soirée arrosée, elle se mettait à chanter par cœur une chanson en français que personne ne connaissait, il s’interdisait de poser la moindre question. Lui qui n’avait aucun secret pour sa femme avait accepté les siens et tout ce qu’elle était ; ses démons, ses parts d’ombre, sa lumière et ses étrangetés, le fait qu’elle ne porte jamais de manteau, même au cœur de l’hiver, comme si elle avait été immunisée à tout jamais contre le froid. Parce qu’il l’aimait depuis la première seconde, comme on n’aime qu’une seule fois dans sa vie. Mais ce texto, sur le téléphone de Sarah, avait eu un tel impact sur leurs vies que, pour la première fois, Matthew envisageait de lire un message qui ne lui était pas destiné.

Ils s’étaient donné rendez-vous au Purple Beach, pas très loin de la piscine de Santa Monica où Sarah donnait des cours de natation le samedi matin. Ils devaient déjeuner ensemble. Il l’attendait devant ce café qu’ils aimaient tant, protégé de la chaleur de ce début d’après-midi par l’ombre des palmiers et une brise légère en provenance de l’océan. Il avait attendu en vain de la voir apparaître, ses cheveux encore mouillés, son ventre rond mis en valeur par la robe de grossesse. Elle n’avait jamais paru aussi sereine que depuis qu’elle était enceinte. Elle n’était jamais arrivée, elle n’avait jamais appelé. Il avait reçu un coup de fil de la police : sa femme avait grillé un feu, parce qu’elle utilisait son téléphone au volant. Elle avait percuté un autre véhicule et perdu le contrôle de sa voiture. Elle était hospitalisée dans un état critique. L’autre conducteur, lui, n’avait rien.

Alors qu’une infirmière lui disait pour la centième fois qu’elle n’avait aucune information pour le moment, Matthew prit la décision de traduire le message qui lui avait peut-être coûté son bébé et sa femme.