A. - 10 h 45
La police est venue interroger René hier.
Je crois qu’ils rouvrent l’enquête.
Appelle-moi dès que tu peux.
Il relut la traduction, tentant de comprendre. Qui était A. ? Qui écrivait en français à sa femme ? Sarah n’avait pas d’amis français. Elle semblait même éviter toute relation avec les ressortissants de ce pays, comme cette fois où elle avait inventé un prétexte pour refuser de faire visiter Santa Monica à un jeune couple de Français qui venaient de s’y installer.
— Monsieur Ford ?
Il sursauta. L’infirmière lui sourit gentiment.
— Votre fille est née par césarienne il y a une heure, elle va bien, elle est en couveuse. Vous venez la voir ?
Il la fixait sans comprendre. Sarah n’était pas supposée accoucher avant le mois suivant. Cinq semaines d’avance, c’était énorme.
— Et ma femme ?
— Votre femme a perdu beaucoup de sang, monsieur Ford, son état est stable, mais pour le moment, elle n’a pas repris connaissance.
— Ça veut dire quoi ?
— Ça veut dire qu’elle est dans le coma. Je suis désolée, mais je ne peux pas vous en dire plus pour le moment, c’est tout ce que j’ai comme information. On va voir votre bébé ?
Matt suivit l’infirmière comme un somnambule jusqu’à une petite pièce où un bébé minuscule dormait paisiblement dans une sorte de boîte en plastique. Sa fille, puisque c’était elle, portait un bonnet violet et un body beaucoup trop grand pour elle. Il songea à la première tenue que Sarah, qui détestait le violet, avait sélectionnée avec soin pour l’arrivée au monde de leur bébé. À l’idée qu’elle ne serait pas portée, les larmes lui montèrent aux yeux. Doucement, il passa une main par le trou prévu à cet effet sur le côté de la couveuse et posa une main sur le front minuscule.
— Tout va bien maintenant. Maman sera bientôt là, murmura-t-il, ne t’inquiète pas.
— Monsieur Ford, dit l’infirmière qui remplissait un formulaire, pouvez-vous écrire ici le prénom que vous avez choisi pour votre fille ?
Il leva la tête, un peu hagard, déchiré entre l’émerveillement et l’horreur de cet instant. L’un des plus déterminants de sa vie.
Il prit le stylo-bille que lui tendait la femme en blouse. D’une main tremblante, il écrivit le prénom que Sarah avait proposé dès qu’elle avait su qu’elle attendait une fille. Il l’avait accepté, malgré l’accent sur le « e » que les Américains ne comprendraient jamais, parce qu’il l’avait trouvé beau et qu’il avait senti qu’il revêtait pour sa femme une importance particulière.
Aujourd’hui,
Fanny
— Ça vaut le coup de passer voir Angélique pour lui annoncer la bonne nouvelle, non ?! s’exclama Lilou, ravie de sa découverte.
Fanny coupa le contact, se tourna vers sa belle-fille et sourit avec une douceur inattendue.
— Non.
Lilou la dévisagea sans comprendre.
— Comment ça, non ? Tu imagines ! Elle sera tellement heureuse de savoir que Sarah est vivante ! On ne peut pas lui cacher ça !
— Ce n’est pas une bonne idée.
Lilou s’apprêtait à lui répondre vertement quand quelque chose dans l’expression de Fanny l’arrêta.
— Tu savais déjà ? murmura-t-elle.
Fanny examina longuement Lilou, hésitant à partager avec elle un secret qui n’était pas le sien. C’était Lilou, toutefois, qui n’avait jamais laissé tomber Sarah, qui était allée au bout de cette enquête sans jamais se laisser décourager. Elle ne pouvait pas lui cacher la fin de l’histoire.
— Je ne savais pas pour mon passeport, même si ton hypothèse se tient parfaitement, mais je soupçonnais que Sarah était arrivée en Angleterre.
— Explique…
— J’ai eu un doute quand Angélique a confirmé la mort de Sarah hier. J’ai eu l’intuition qu’elle mentait…
— Ah oui ? Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— C’est ma petite sœur… Elle a menti comme une arracheuse de dents à notre mère toute notre enfance, elle a beau être très douée, je sais faire la différence. Les gens avec qui tu as grandi, tu les connais vraiment, tu comprendras ça quand tu seras grande.
— C’est juste une intuition, alors ?
— Pas seulement, après j’ai repensé à ce chiffre derrière la photo de Sarah, tu te souviens ?
— Oui… « 13-28 », c’est vrai qu’on n’a jamais su expliquer ce truc…
— C’est un timing : treize heures et vingt-huit minutes, c’est le temps qu’a mis Sarah pour traverser la Manche à la nage. C’est Angélique qui l’a noté au dos de la photo, je connais son écriture. Il n’y a qu’une personne qui a pu lui donner cette information, et c’est Sarah.
Lilou resta songeuse quelques instants.
— Admettons… Et Morgane et Jasmine, tu crois qu’elles savent aussi ?
— Probablement… Dans tous les cas, c’est leur secret, leur décision, ce n’est pas à nous de divulguer la vérité.
— Et Éric Chevalier ? Même si c’est le pire connard de l’univers, ça ne te pose pas de problème qu’il soit en prison pour un meurtre qu’il n’a pas commis ?
Fanny serra les mâchoires et un éclat farouche illumina ses yeux bruns.
— Il a pris vingt ans, c’est la peine qu’il aurait encourue s’il avait été jugé pour les atrocités qu’il a commises. En ce qui me concerne, je suis d’accord avec Jasmine.
— J’en déduis que tu ne vas pas faire cet article révélation sur Sarah Leroy ?
— Je ne pense pas.
— Et tu n’auras pas ta promotion ?
— Non, à vrai dire, vu le dernier e-mail de Catherine, je risque même d’être rétrogradée ou virée.
— Mince…
— C’est la vie, répondit Fanny avec philosophie en rallumant le contact, et dans la vie, il faut choisir ses combats.
Lilou se mit à rire et Fanny haussa un sourcil.
— Ça t’amuse que je ruine ma carrière ?
— Non, je suis fière de toi. Tu sais, au final, vu qu’on est dans le secret et qu’on protège Sarah, on est un peu des Désenchantées, nous aussi.
Fanny jeta un dernier regard à la mer bleu marine qui s’éloignait dans le rétroviseur.
— Oui, c’est vrai, on peut dire qu’on fait partie des Désenchantées, maintenant. Allez, rentrons à la maison.
Aujourd’hui,
Sarah
J’ai les yeux ouverts. Entre ma perte de conscience et ce réveil, une seconde, un claquement de doigts, mille souvenirs. Pourtant, je ne suis plus au même endroit. Toujours, au-dessus de ma tête, ces néons d’hôpital. Je pose les mains sur mon ventre. Effort immense. Rien. Un pansement. Du vide. Douleur indicible. Deux visages au-dessus du mien. Flous. Ils me parlent. Je ne comprends rien. Je m’en fous.
Ma voix, rauque, différente.
— Is my baby OK?
Trois fois.
Trois fois je demande si tu vas bien, trois fois on me répond quelque chose que je ne comprends pas. Trop long. Trop compliqué. Puis enfin, une réponse se fraye un chemin jusqu’à mon cerveau atrophié :
— Yes. Yes, Angélique is OK.
Tu vas bien.
S’ils connaissent ton prénom, même avec cette prononciation atroce, c’est que tu as survécu.