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Aujourd’hui,

Angélique

Angélique n’aurait jamais pensé revenir au collège-­lycée Victor-Hugo de Saint-Martin un jour. Pourtant, elle se trouvait là, devant les grilles où elle avait passé tant de temps à discuter avec Sarah, puis avec Jasmine et Morgane, à échanger les potins, à partager les cigarettes et les écouteurs des baladeurs ou à espionner les garçons du coin de l’œil.

Elle n’était jamais revenue ici depuis le jour où elle avait décidé de garder Mia et d’arrêter le lycée. Une partie d’elle se demandait parfois ce qu’elle serait devenue si elle avait poursuivi ses études après le bac, comme une adolescente normale qui s’en sort bien à l’école et qui ne serait pas devenue mère à dix-sept ans. Mais elle chassait aussitôt ces pensées malvenues. Aucune étude, aucun succès scolaire ne l’aurait sauvée comme Mia l’avait sauvée. Elle avait trouvé le bonheur, peu importait le chemin qu’elle avait pris pour y arriver.

Toutefois, Angélique savait depuis des années qu’elle avait une dette envers l’adolescente à l’eye-liner dégoulinant qu’elle avait été. Tout ce qui s’était passé ces dernières semaines, la mort de sa mère, sa réconciliation avec Fanny, l’histoire de Sarah qui avait refait surface… Tout cela l’avait convaincue qu’elle ne pouvait pas attendre plus longtemps. C’était une chose de se mentir à soi-même, une autre de trahir l’enfant qu’on a été.

La sonnerie retentit, des ados commençaient à sortir. Moins de clopes et plus de téléphones portables qu’à son époque, mais sans doute les mêmes discussions, les mêmes doutes et la même solitude, parfois. Elle attendit un long moment, les lycéens se dispersèrent en se lançant des « à demain » et des signes de la main.

Elle reconnut sa démarche avant son visage et elle qui souriait rarement, sentit les commissures de ses lèvres s’étirer malgré elle. Il portait un blouson en cuir et un jean délavé. Au fond d’elle, elle avait toujours su que même à presque trente-sept ans, même avec des lunettes et même devenu professeur de musique au collège-lycée Victor-Hugo, Benjamin Chevalier saurait rester un éternel adolescent.

Après l’arrestation d’Éric, Bernard Leroy s’était très vite désolidarisé des Chevalier. Peut-être avait-il divorcé pour des raisons d’image. Un beau-fils en prison, pour un maire respectable, ce n’est pas l’idéal. Angélique, toutefois, se plaisait à croire que Bernard Leroy avait enfin trouvé le courage de regarder la vérité en face et que, même si c’était trop tard, il s’était décidé à prendre le parti de sa fille. Iris, qui avait perdu son salon dans le divorce, était redevenue esthéticienne à Lille. Elle s’était remariée deux ans plus tard avec l’avocat qu’elle avait embauché dans l’espoir d’innocenter son fils chéri. Malgré les appels et les demandes de libération conditionnelle, Éric n’avait jamais bénéficié de remise de peine. À Bouville, tout le monde savait qu’elle rendait visite à son fils tous les samedis en prison. En vingt ans, Benjamin ne l’avait pas accompagnée une seule fois.

Quand Benjamin Chevalier aperçut Angélique, il s’arrêta. Un peu surpris, mais pas tant que ça. Comme si toutes ces années, il avait su qu’un jour elle serait là.

— Salut, dit-il en arrivant à sa hauteur.

— Salut.

Elle n’avait pas pensé à se maquiller, elle ne s’était pas changée, elle n’avait même pas pensé à vérifier son reflet dans la glace de l’entrée avant de venir. Maintenant, elle regrettait. Les quelques rides qu’il arborait au coin des yeux le rendaient encore plus beau. Elle avait envie de passer la main dans ses cheveux, où quelques reflets gris avaient remplacé le gel effet mouillé. Mais ça ne se faisait pas. Il hésita.

— Tu attends quelqu’un ?

Elle pensa : oui, toi, depuis vingt ans.

— Pas vraiment, je ne sais pas…

Ils se dévisagèrent quelques longues secondes et Angélique regretta d’être là. C’était ridicule, elle le mettait mal à l’aise. Elle n’était pour lui qu’un rappel désagréable de la tragédie qui avait marqué son adolescence et envoyé son frère en prison. Qu’est-ce qu’elle s’était imaginé ? Il replaça ses lunettes, rajusta la sacoche sur son épaule et demanda :

— Tu veux boire un verre ? Je connais un endroit très sympa…

Elle hocha la tête. Il lui fit signe de le suivre. Ils rentrèrent ensemble dans la cour du lycée, traversèrent le préau, passèrent devant les toilettes autrefois condamnées et désormais transformées en labo de physique-chimie, pénétrèrent dans le bâtiment principal et remontèrent le couloir jusqu’aux distributeurs.

— Un Ice Tea pêche et un Orangina ? demanda-t-il en glissant les pièces dans la fente. Je suis désolé, mais il n’y a plus d’Oasis Tropical.

Elle eut envie de rire. Quand il lui tendit la canette, leurs mains se touchèrent.

Elle se lança :

— Je suis venue te dire que voilà, j’avais raison : ça fait vingt ans, et contrairement à Mickey 3D, Jean-Jacques Goldman passe toujours à la radio.

— Je sais, répondit-il très sérieusement, d’ailleurs j’ai fait apprendre Je te donne à mes sixièmes l’année dernière.

— Tu n’avais pas complètement tort, je n’aime plus ni Aqua ni Britney Spears, mais j’ai toujours une certaine tendresse pour les Spice Girls.

— L’année dernière, j’ai regardé The Bodyguard et j’ai chialé sur I Will Always Love You.

Il faut croire qu’on a vieilli.

Il sourit avec douceur.

— Pas toi, toi, tu n’as pas changé.

Ils avaient beaucoup de choses à expliquer, certaines peu agréables à aborder, mais sur le moment, Angélique s’en fichait. Elle ne pouvait pas s’arrêter de sourire. Elle avait douze ans à nouveau et elle tombait amoureuse pour la première fois.

*

Sarah

Durant les quelques jours que j’ai passés dans cet hôtel de Douvres à dormir et à regarder la télé le temps de me remettre de mon périple, Friends est passé plusieurs fois à la télévision. Je me suis souvenue des rêves d’études à New York que nous avions avec Angélique, j’ai décidé que c’était un signe. J’ai dépensé presque tout l’argent qu’Angélique, Jasmine et Morgane m’avaient généreusement donné dans un aller simple Londres-New York acheté en cash dans une agence de voyages miteuse de Camden Town à Londres. Je suis ­arrivée aux États-Unis le 10 septembre 2001, la veille des attentats du World Trade Center. Inutile de préciser que, dès le lendemain, les compagnies aériennes et les autorités du monde entier avaient autre chose à chercher qu’une adolescente en cavale.

La première année, j’ai été femme de ménage et serveuse dans les bars les plus sordides de New York, j’ai dormi dans des squats, dans le métro, dans la rue. En dépit de mon passeport au nom de Fanny Courtin, je me suis toujours fait appeler Sarah. C’était tout ce qu’il me restait de mon enfance et je ne pouvais envisager de renier le prénom que ma mère m’avait choisi. Je n’avais ni permis de travail ni assurance maladie. J’ai accepté les salaires de misère et les conditions de travail extrêmes des immigrants illégaux. De temps en temps, je passais dans un cybercafé et j’envoyais un e-mail de nouvelles à Angélique. Un jour, Sam, un jeune collègue du restaurant où je servais l’eau de dix-huit heures à trois heures du matin sans interruption sept jours sur sept, m’a proposé une chambre qui venait de se libérer dans sa coloc du Bronx. Je pouvais payer cash. Sam avait hérité l’appartement de sa grand-mère et sous-louait la chambre. Il me connaissait et ne m’a demandé aucune garantie particulière. Peut-être a-t-il simplement compris que j’avais besoin d’aide. Sam était homosexuel, dans sa famille, ça ne se faisait pas. J’étais clandestine, nous nous sommes mariés pour les papiers et j’ai pris son nom. Nous avons vécu ensemble dix ans, jusqu’à ce que, lassée de New York, je décide d’aller vivre en Californie et que Sam, qui avait trouvé l’amour de sa vie, me propose un divorce pour épouser l’élu de son cœur. La mer me manquait trop. Grâce à Sam, j’avais désormais un permis de travail et un compte en banque, mais je n’ai jamais osé demander officiellement la nationalité américaine. De toute évidence, je ne pouvais pas me permettre de faire une demande d’extrait d’acte de naissance à la mairie de Bouville-sur-Mer où mon père sévissait toujours.