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Il y a quatre personnes dans ce monde qui savent que je suis vivante : Angélique, Morgane, Jasmine et le vieux René qui connaissait tout ou presque de ma situation et qui s’est toujours comporté avec moi comme un père. Il avait déjà perdu sa fille, je ne pouvais pas lui imposer un deuxième deuil. Ils ne m’ont jamais trahie. Même quand la police a interrogé tous les élèves de ma classe, même quand ils ont accusé René à qui j’avais donné ma médaille en souvenir avant de partir, même quand Éric a été arrêté, puis condamné. Même quand cela signifiait aller à l’encon­tre de toutes leurs convictions et de leur définition de la justice, comme pour Morgane. Ils m’ont protégée. Au nom de la solidarité, les Désenchantées m’ont offert tout leur temps, leur énergie et leur argent, alors qu’elles ne me devaient rien. J’ai beau avoir eu peu de contacts avec Morgane, Jasmine et René après cette histoire, je leur serai éternellement reconnaissante. Ils m’ont sauvé la vie et m’ont redonné foi en l’humanité.

Je regrette la peine que j’ai infligée à ceux qui ont souffert de ma disparition et ont dû porter mon deuil, à mon père, malgré tout, à mon amie, Julie Durocher, et surtout à mon frère Benjamin. Mais être considérée comme morte, c’était être libre, le plus sûr moyen que personne ne me cherche. J’avais prévu de contacter Benjamin, une fois en sécurité aux États-Unis. Cependant, je ne vais pas prétendre être meilleure que je ne le suis : quand Éric a été arrêté, dès que j’ai compris que j’avais l’opportunité de détruire sa vie et celle d’Iris comme ils avaient détruit la mienne, je l’ai saisie sans hésiter une demi-seconde. J’ai sacrifié Benjamin parce que j’étais certaine que, s’il me savait vivante, il n’aurait pas laissé Éric partir en prison.

Dans une interview que j’ai trouvée récemment sur Internet, Morgane a expliqué que l’échec de la justice, ce n’est pas que des coupables soient remis en liberté faute de preuve, mais que des innocents soient condamnés à tort. Je ne suis pas d’accord. Pour moi, l’échec de la justice, c’est l’impunité des coupables. Notre monde est peuplé de criminels en liberté qui ne verront jamais l’intérieur d’une salle de tribunal, qui vivront heureux et sereinement et dont on fleurira les tombes de bouquets et de discours élogieux le jour venu alors qu’ils ont détruit des vies d’enfants. Moi, cette constatation me rend malade. Elle me donne envie de tout brûler. L’impunité se nourrit de nos silences, des secrets honteux de nos familles, des « ça ne nous regarde pas », des yeux qu’on choisit de détourner par lâcheté ou par peur des conséquences, des plaintes jamais portées parce que ça se règle entre proches. Comment est-ce possible, alors que tout le lycée était au courant, que pas un adulte n’ait cherché à creuser ce qui était arrivé à cette fille de treize ans qui affirmait avoir été violée par un garçon plus âgé au cours d’une soirée ? Comment est-ce possible, alors que je suis tombée enceinte à quinze ans et qu’on ne m’avait jamais connu de petit ami, qu’aucun adulte n’ait insisté pour savoir par quel miracle ce bébé était arrivé dans mon utérus ?

Si la France entière ne m’avait pas crue morte, Éric aurait vécu une belle vie sans être jamais importuné. Cette idée m’était intolérable. Pas tant par souci de vengeance personnelle, mais à cause de ce que cela révèle sur le monde dans lequel nous acceptons de vivre. Je suis désolée d’avoir imposé à mon frère, Benjamin, que j’aimais tendrement, la souffrance d’une tragédie qui n’est pas celle qui a réellement eu lieu. Je le regrette encore, mais si c’était à refaire, je mentirais à nouveau sans l’ombre d’une hésitation.

Parce que, même vingt ans après, je préfère encore crever pour de vrai que de voir Éric Chevalier réhabilité.

*

Aujourd’hui,

Fanny

Fanny se gara devant Le Comptoir du Fort et coupa le contact.

— On est arrivés, Maman ? demanda Oscar, le visage collé à la vitre.

— Oui, mon chéri, répondit Esteban en ouvrant la portière.

Fanny et Esteban sortirent de la voiture et ouvrirent le coffre pour en extirper les bagages tandis que Lilou récupérait la clé dans le pot de fleurs.

— Comment tu sais qu’elle était là ? chuchota Oscar, les yeux écarquillés.

— Parce que je sais tout, déclara Lilou posément en ouvrant la porte qui menait à l’appartement d’Angélique.

— Ça, c’est bien vrai, admit Oscar avec l’admiration béate qu’il manifestait depuis toujours pour sa grande sœur.

On était fin octobre, l’automne avait emporté avec lui les derniers touristes et les rayons du soleil. Esteban et Fanny avaient décidé d’aller passer les vacances de la Toussaint à Bouville-sur-Mer. Kim, la meilleure amie de Lilou, les rejoindrai le lendemain par le train. Angélique n’avait pas voulu se séparer du restaurant, mais elle avait décidé de le fermer deux mois pendant l’hiver. Elle avait confié Obi-Wan au vieux René et, pour la première fois de sa vie, elle avait pris l’avion la semaine précédente. Pour son premier voyage, elle avait choisi les États-Unis. Quand elle l’avait annoncé à Fanny, celle-ci, amusée lui avait dit :

— Tu me raconteras. Personnellement, je n’ose plus aller aux États-Unis, la dernière fois, ils ont prétendu que mon passeport était celui d’une immigrée clandestine…

— Oh, vraiment ? s’était étonnée Angélique avec un ton innocent.

— Tu passeras le bonjour à Sarah, avait rétorqué Fanny.

Angélique n’avait pas répondu, mais à l’autre bout du fil, Fanny avait entendu son sourire.

Fanny pénétra dans le petit appartement de son enfance.

— Ici, c’était ma chambre, expliqua-t-elle à Esteban, là celle d’Angélique. On prenait notre petit déjeuner sur le balcon de la cuisine, face à la mer…

Sur la télévision, bien en évidence, une enveloppe blanche. Dessus, de son écriture nerveuse, Angélique avait inscrit « Pour Fanny et Lilou ». Fanny saisit l’enveloppe, tandis qu’Esteban portait les valises dans la chambre.

— On va voir la mer ? demanda Oscar que les douze degrés à l’extérieur n’effrayaient pas.

Fanny ouvrit l’enveloppe. À l’intérieur, il n’y avait pas de mot, seulement deux petits rubans roses sur lesquels était écrit au stylo-bille « Désenchantée ». Fanny sourit.

— Lilou, viens voir ! appela-t-elle.

L’adolescente passa la tête dans l’entrebâillement de la porte. Elle n’avait plus ses cheveux roses. Maintenant, ils étaient verts, ce qui était pire, et d’un autre côté, Lilou avec des cheveux bêtement châtains, ça n’aurait pas vraiment été Lilou.

— Quoi ?

— Angélique a laissé ça pour toi.

Fanny noua le ruban autour du poignet de Lilou et celle-ci attacha le second au poignet de sa belle-mère.

— C’est quoi, ces bracelets ? demanda Esteban, curieux, en voyant l’expression ravie de sa fille.