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Iris avait un corps de liane sur lequel deux grossesses étaient passées sans laisser la moindre trace, une peau lisse, veloutée, qui donnait envie de s’asseoir à ses pieds et de poser sa joue contre ses jambes galbées pour inspirer le parfum sucré de sa crème pour le corps. Elle était originaire de Bouville, qu’elle avait quitté à dix-huit ans pour faire des études d’esthéticienne à Lille. Elle affirmait que son retour avait été motivé par l’envie de renouer avec ses racines. En réalité, personne ne savait rien de la vie d’Iris avant son emménagement à Bouville. Elle est arrivée, jeune divorcée d’une quarantaine d’années, avec ses deux fils. Nous ne l’avons jamais entendue évoquer le père de sa progéniture, comme si ses enfants, Éric et Benjamin Chevalier, étaient issus du Saint-Esprit. Nous ne savons pas non plus comment elle a rencontré Bernard Leroy, ni même depuis combien de temps ils se connaissaient quand ils se sont mariés. Elle a beaucoup insisté pour ne pas être officiellement présentée à Sarah avant qu’ils aient fixé la date du mariage, prétendument pour ne pas perturber sa future belle-fille. Vous noterez toutefois qu’elle n’a pas éprouvé le besoin d’attendre pour inciter le père de Sarah à investir dans l’institut de beauté flambant neuf qu’elle s’est offert près du club nautique.

Un jour, elles étaient alors en CM2, Sarah est rentrée de l’école avec Angélique pour faire un exposé sur le Club des cinq. Sarah est allée aux toilettes et Angélique est sortie dans le jardin où elle est tombée sur Iris, étendue sur une chaise longue. Iris a examiné attentivement Angélique et a conclu :

— Tu es absolument ravissante.

C’était un constat. Une note octroyée par un professeur objectif sur un ton satisfait, comme si le physique d’Angélique convenait à Iris. Sur l’échelle de la beauté à l’aide de laquelle Iris jugeait toutes les femmes qui croisaient son chemin, « absolument ravissante » était sans doute le plus haut grade. Pour être absolument ravissante, il fallait, selon elle, être très mince, très jeune et dénuée de la moindre imperfection, du moindre poil, de la moindre ride ou tache. Il fallait être lisse comme le papier glacé d’un magazine féminin. Iris était aussi exigeante avec elle-même qu’avec les autres. Elle passait un temps infini à entretenir son corps, son visage, ses mains, ses pieds. Elle ne faisait jamais un écart – s’expo­ser au soleil sans crème solaire, manger une chips ou manquer sa séance de footing quotidienne n’étaient pas des options. C’est à cause de gens comme Iris qu’on vit aujourd’hui dans un monde où l’on pense qu’il faut retoucher les photos de Penélope Cruz.

Angélique, qui a eu la présence d’esprit de haïr aussitôt Iris, a répondu à ce compliment avec un sourire moqueur :

— Oui, je sais.

Iris a soutenu le regard d’Angélique jusqu’à ce qu’elle baisse les yeux. À ce moment-là, Sarah est apparue dans le jardin avec son père qui avait une main sur son épaule. Gêné, il a fait les présentations :

— Iris est… ma fiancée, a-t-il dit, on va se marier, Iris, voici ma fille, Sarah.

— Oh, c’est elle, ta fille ! s’est exclamée Iris, désappointée.

Elle avait pris Angélique pour Sarah. Malgré son sourire ­factice de poupée de porcelaine, sa déception était manifeste.

— Je suis ravie de faire enfin ta connaissance.

Iris a embrassé Sarah avec une effusion hypocrite et Sarah, enracinée par la stupéfaction dans le gazon tel un chêne centenaire, s’est laissé faire.

Iris est ensuite rentrée dans la maison et a appelé :

— Benjamin ! Éric ! Venez dire bonjour à votre petite sœur.

Une cavalcade dans l’escalier, deux garçons sont apparus. Ils se sont placés chacun d’un côté de leur mère, sous le soleil pâle de cette fin d’après-midi. Tous les trois avaient les yeux du bleu-vert limpide d’une mer de carte postale. Ils étaient beaux comme les icônes de la Sainte-Trinité qu’Angélique admirait quand elle croyait encore en Dieu.

Sarah les a dévisagés, un peu surprise. Le plus jeune, Benjamin, l’air maussade et les mains dans les poches de son jean, fixait ses baskets. Le grand, Éric, sa Game Boy à la main, a considéré Sarah avec un mélange de curiosité et de bienveillance.

— Hello, petite sœur, a-t-il dit avec chaleur.

Aujourd’hui,

Fanny

Sur le trottoir, devant la grille du collège, Lilou éclata de rire.

— Trois semaines sans bahut, le kif, si j’avais su que ce serait aussi simple, FC, j’aurais fait ça plus tôt.

Lilou appelait Fanny, FC, comme « Fanny Courtin ». « C’est son nom après tout », avait expliqué l’adolescente quand Esteban avait exigé de savoir la signification de ce surnom. Mécaniquement, Fanny sortit à sa belle-fille le discours habituel : est-ce que Lilou se rendait compte de la chance qu’elle avait d’aller dans un lycée privé ? d’avoir de super professeurs ? de pouvoir faire tout ce qu’elle voulait dans la vie ? Est-ce qu’elle arrêterait un jour de se conduire comme une gamine pourrie gâtée à qui tout était dû ?

Le téléphone de Fanny vibra. Catherine, la rédactrice en chef, la sommait par texto de passer la voir dès que possible puisque, apparemment, elle n’était pas encore arrivée au bureau alors qu’il était 11 h 32.

— Il faut que je retourne au magazine, soupira Fanny tout en pianotant sa réponse, tu viens avec moi.

Lilou ouvrit des yeux horrifiés.

— Quoi ? Hors de question, je vais rentrer seule. Qu’est-ce que tu veux qu’il m’arrive ?

— Je ne sais pas, répondit Fanny excédée, que tu décides de vendre ta virginité aux enchères sur Internet comme en août dernier ? Ou que tu repeignes la rampe de notre immeuble en violet comme en octobre ?

— C’était du fuchsia, pour Octobre Rose, c’est sûr que ça t’échappe, à toi, qu’on puisse s’engager pour quelque chose !

— Repeindre la rampe d’un immeuble sans autorisation du syndic n’a jamais sauvé personne du cancer. Fais des études et deviens cancérologue si ça te tient tellement à cœur, ce n’est pas en emmerdant le monde qu’on fait avancer les choses !

Fanny empoigna Lilou par le bras et la tira vers la bouche de métro. Lilou se laissa faire de mauvaise grâce. Une fois dans le wagon, l’adolescente appuya sa joue contre la vitre et, ses écouteurs dans les oreilles, entreprit de faire défiler à l’infini son feed Instagram. Fanny vérifia ses e-mails, puis l’observa en silence. Elle essayait de se souvenir de ce qu’elle ressentait à quinze ans. Comment aurait-elle voulu qu’on s’adresse à elle ? Avec quels genres d’adultes aurait-elle été susceptible de s’entendre ? Sa relation avec sa belle-fille était un échec. Et Fanny détestait échouer. Elle n’avait pas eu la chance de Lilou, l’école privée, les vacances au soleil, les gadgets et les fringues qui semblaient tomber du ciel dès que l’adolescente claquait des doigts. Fanny avait travaillé tous les étés à partir de l’âge de quatorze ans. Elle avait débarqué toute seule à Paris après le bac pour rentrer dans une école de journalisme, qu’elle avait financée en enchaînant un nombre incalculable de petits boulots, de plans foireux et de prêts à la consom­mation secrets dont elle ne parlait jamais à sa mère. Celle-ci tenait un petit restaurant de plage à Bouville-sur-Mer, dans le Pas-de-Calais et se fichait de savoir que sa fille aînée mangeait des pâtes sans beurre à tous les repas faute de pouvoir se payer autre chose. Même quand les parents de Fanny étaient encore ensemble, ils travaillaient sans cesse, surtout pendant les vacances. Ils n’étaient jamais allés à une réunion parents-professeurs, ils n’avaient jamais relu ses devoirs. Il n’y avait pas de repas familial le soir quand elle rentrait avec sa sœur après l’école, même pas un Tupperware à réchauffer au micro-ondes, pas d’histoire avant de dormir ou de bisous avant de border les draps. Ses parents étaient en cuisine tous les soirs sauf le lundi. Le restaurant les aspirait comme un trou noir. Pendant le coup de feu, ce n’était même pas la peine de venir leur demander une signature pour une sortie scolaire ou le chèque pour la cantine. Combien de fois, sa petite sœur, Angélique, avait-elle imité la signature de leur mère sur leurs cahiers de correspondance ? Dans l’appartement où ils habitaient, juste au-dessus du restaurant, Fanny et Angélique passaient leurs soirées devant la télévision en grignotant des chips ou les restes du plat du jour de la veille. Le week-end, il fallait souvent qu’elles donnent un coup de main en salle, surtout pendant la haute saison. Pour Fanny, c’était une torture. Elle détestait le bruit et l’agitation, qui l’empêchaient de faire ses devoirs correctement. Elle n’avait pas l’assurance et la repartie de sa sœur qui voyait dans ces week-ends l’opportunité de se coucher tard, de vider un ou deux verres de vin en douce ou de flirter avec les garçons du coin. Avant de déménager à Paris, Fanny n’était jamais allée plus loin que Lille. Mais elle avait fait ce qu’il fallait, elle s’était battue, elle avait adopté l’accent, le style, la manière de s’exprimer et de se tenir à table de ses copines parisiennes. Elle s’était battue corps et âme pour obtenir le métier dont elle rêvait depuis toujours et elle ne comprenait pas que Lilou ne saisisse pas la chance qu’elle avait.