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Fanny étudiait sa belle-fille du coin de l’œil, la rondeur de ses joues, l’arc-en-ciel dessiné à la main sur ses Converse, ce stick à lèvres rose à la cerise qui ne la quittait jamais ou le nounours planqué sous son oreiller et sans lequel elle ne dormait pas. Avant, Fanny savait voir la petite fille qui avait perdu sa maman derrière le maquillage outrancier, les sweat-shirts de skateuse et les minijupes qui valaient des avertissements à Lilou au collège. Mais plus maintenant. Plus depuis qu’elle était tombée sur le journal de Lilou en changeant les draps, deux ans plus tôt. Leurs relations étaient alors déjà compliquées et Fanny avait pensé qu’en lisant quelques pages du carnet dans lequel Lilou dessinait et écrivait régulièrement, elle comprendrait peut-être mieux sa belle-fille, ses émotions fluctuantes, sa colère, son éloignement. Elle avait ouvert au hasard et ses yeux étaient tombés sur cette phrase : « Parfois, je voudrais que Fanny meure. On serait heureux tous les trois, Oscar, Papa et moi. » Fanny avait refermé le carnet, horrifiée. Contre toute attente, elle en avait pleuré. Ce jour-là, elle avait décidé d’arrêter de faire des efforts. Avec un peu de chance, Lilou quitterait la maison à dix-huit ans. En attendant, Fanny prenait sur elle, elle n’avait pas le choix. L’homme de sa vie n’avait qu’un seul défaut : sa fille.

— On descend, annonça-t-elle en se levant.

À peine Fanny était-elle arrivée à l’accueil du magazine que Catherine fondit sur elle.

— Fanny, enfin, tu crois que c’est une heure pour arriver au bureau ? Tu as cru que tu bossais à La Poste ? Bonjour, tu dois être la fameuse Lilou, poursuivit Catherine avec un grand sourire.

Toute personne de moins de vingt-cinq ans bénéficiait de la part de Catherine d’une indulgence et d’un respect qui frisaient l’absurdité. « Ah, les millennials, ils ont tout compris ! » s’exclamait-elle avec le sourire d’une grand-mère gaga face aux excentricités, aux retards ou au manque de professionnalisme de certains stagiaires qui profitaient allègrement de la situation.

— Oui, répondit Lilou, intriguée que Fanny ait parlé d’elle.

— Attends-moi ici, décréta Fanny.

— Mais non, elle peut venir, rétorqua Catherine en leur faisant signe de la suivre, ce doit être passionnant pour un esprit libre comme elle de voir de l’intérieur comment on construit un magazine.

Fanny jeta un regard inquiet à Lilou.

— Tiens-toi, murmura-t-elle, c’est ma cheffe.

Lilou haussa les épaules, manifestement flattée par l’expres­sion « esprit libre », et emboîta le pas à Fanny dans le bureau vitré de sa supérieure. Catherine s’assit à son bureau, son corps trahissait ce mélange d’excitation et de tension que Fanny connaissait bien. Catherine avait un flair sans faille pour les sujets qui « prennent ». Ceux qui déclenchent les passions, enflamment les réseaux sociaux et les dîners familiaux, qui font cliquer, liker, partager, commenter. Elle faisait durer le suspense, elle tenait quelque chose, Fanny le sentait à l’électricité dans l’air.

— J’ai trouvé avec quel sujet on allait lancer le nouveau site !

Fanny fronça les sourcils.

— Oh…, mais je pensais qu’on devait en discuter à la réunion de la semaine prochaine, j’ai préparé une présentation et j’avais plusieurs propositions…

— Non, non, laisse tomber la réunion, j’ai eu une idée de génie, un sujet béton et tu es parfaite pour l’écrire. Je veux que tu t’y mettes au plus vite.

— C’est quoi ? demanda Fanny, surprise, parce que je pensais à…

— Sarah Leroy ! coupa Catherine d’un air triomphal sans prendre la peine de la laisser terminer.

Le nom tomba sur la tête de Fanny comme une tuile du cinquième étage. Son corps se tendit instantanément. Sarah Leroy. Pour Fanny, ce nom en faisait instantanément remonter d’autres à la surface, ainsi que des souvenirs qu’elle avait laissés là-bas, dans le village de son enfance, quand elle était partie sans se retourner. Prononcer ce nom, c’était gratter une croûte qui n’avait jamais vraiment cicatrisé.

Catherine hochait la tête avec ferveur.

— Tu sais bien, hier j’ai repensé à la dernière soirée de Noël, tu avais un peu abusé du champagne et tu as raconté que tu venais du même village qu’elle ? Que ta petite sœur était dans sa classe, c’est bien ça ?

Lilou tourna des yeux ronds vers Fanny.

— T’as une sœur, toi ?

Fanny eut un sourire crispé. La conversation ne prenait pas du tout le tour attendu.

— J’ai exagéré, on était du même village, mais elle était plus jeune que moi, ça ne veut pas dire que…

— Enfin, vous étiez dans le même lycée, tu connais sûrement des gens impliqués ! On peut difficilement trouver un journaliste plus proche de l’événement pour le couvrir.

Fanny la dévisagea sans comprendre.

— Couvrir l’événement ? Mais elle a disparu il y a vingt ans !

— Exactement, ça en fera vingt l’été prochain et le coupable devrait être relâché l’année prochaine ! Je veux qu’on fasse un feuilleton en plusieurs épisodes, spécial anniversaire de Sarah Leroy, exclusivement sur la version web de Mesdames. On va faire exploser le nombre de visites. Des portraits des gens impliqués, des extraits du procès, des photos d’enfance… Les gens adorent les meurtres, les psychopathes, tout ça. En plus, pour une fois, aucune polémique possible. Que tu sois de gauche, de droite, woke ou néonazi, tout le monde est à peu près d’accord : trucider une gamine de quinze ans, c’est mal. Tu te souviens de la rétrospective Dupont de Ligonnès ? Ça a fait un carton ! Comment veux-tu trouver meilleur sujet pour lancer le nouveau site qu’une adolescente assassinée, un meurtrier qui clame son innocence depuis vingt ans, un corps qu’on n’a jamais retrouvé, le tout au bord de la mer pour l’effet plage ! Et en plus avec une journaliste qui connaissait personnellement la victime. C’est le sujet idéal, admets-le !