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— Toi qui te mets toujours tout le monde à dos, tu devrais savoir que tenter de plaire à tout le monde n’est qu’une vaste perte de temps.

— C’est pas faux… Elle s’appelle comment ta sœur, d’ailleurs ?

— Angélique, lança Fanny. Ton Uber sera là dans deux minutes, tu connais le chemin, je ne te raccompagne pas…

*

Document de travail

Affaire Sarah Leroy – année 1995

Il me semble important de vous en dire un peu plus sur Éric et Benjamin Chevalier, les demi-frères de Sarah, acteurs ­primordiaux de cette histoire. Les frères Chevalier avaient ­respectivement quinze et dix ans quand ils sont arrivés à Bouville. C’était juste avant la rentrée en sixième d’Angélique et Sarah. Benjamin, qui commençait aussi le collège, se retrouva dans l’autre classe de sixième. Éric, lui, entrait en seconde dans le même établissement. De la sixième à la terminale, tous les adolescents du coin fréquentaient le collège-lycée Victor-Hugo de Saint-Martin, y compris moi.

Dès son arrivée à Victor-Hugo, Éric Chevalier a commencé à déchaîner les passions. Chaque fois qu’il arrivait au bout d’un couloir, avec son blouson Schott NYC kaki qui faisait ressortir ses yeux de la même couleur, les têtes se tournaient. Joues rosissantes, chuchotements énamourés et rires en douce, le temps ralentissait et les cœurs s’accéléraient. Il exhibait un mélange explosif de confiance en lui, d’humour ravageur et de gentillesse auquel personne ne résistait, pas même les adultes. Il n’y avait qu’à observer la prof d’arts plastiques devenir plus rouge que ses tubes de gouache quand il levait la main pour poser une question. Grâce à son aura de prince charmant, Éric enchaînait les filles comme on termine sans y prendre garde un paquet de chips qu’on a sorti du placard avec l’idée de n’en manger qu’une ou deux. Machinalement. Parce qu’elles étaient à disposition et qu’il n’avait qu’à tendre une main nonchalante pour qu’elles tombent comme des mouches sous GHB. De la sixième à la terminale, nous voulions toutes être celle qui le rendrait fidèle, l’élue, la fille dont il tomberait éperdument amoureux et qu’il emmènerait sur son cheval blanc vers le soleil couchant, en mode « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Éric n’y était pas pour grand-chose, il n’avait rien demandé. Et les filles n’étaient pas plus responsables de la compétition féroce que sa présence générait. On a tous le droit de rêver. On cherche tous, au fond, l’Amour avec un grand « A ». Ce n’était la faute de personne, ces cœurs, ces parcours scolaires et ces amitiés brisés, sacrifiés sur l’autel d’un grand amour, formaté depuis l’enfance à grands coups de contes de fées, de Barbie princesse et de magazines féminins.

Dans un premier temps, Sarah a continué à vivre sa vie entre le collège et Angélique, et n’a pas créé de relations particulières avec ses demi-frères. À la maison, Éric lui tapotait la tête ou lui lançait un compliment de temps en temps comme il le faisait avec toutes les filles qui passaient sur son chemin. Elle le trouvait sympa, mais il la considérait comme un bébé. S’il la croisait dans un couloir au lycée, il semblait ne pas la voir. Sans doute ne la voyait-il d’ailleurs vraiment pas. Sarah ne se faisait pas remarquer. Gentille et discrète, elle était le genre de fille à qui on redemandait son prénom chaque fois qu’on lui parlait et qui répondait poliment pour ne pas mettre son interlocuteur mal à l’aise.

Benjamin, contrairement à son frère aîné, était un garçon renfermé. Il était difficile de savoir si c’était par timidité ou par arrogance. Toujours est-il qu’il adressait à peine la parole à qui que ce soit, pas plus qu’il ne parlait à son beau-père ou même à sa mère. Seul son grand frère, à qui il vouait une adoration sans faille, trouvait grâce à ses yeux. Quand Éric n’était pas à la maison, Benjamin passait le plus clair de son temps enfermé dans sa chambre, à écouter de la musique ou à jouer de la guitare et à des jeux vidéo consistant à trucider un maximum de personnes en un minimum de temps.

Aujourd’hui,

Fanny

Dès qu’elle entendit la porte d’entrée claquer, Fanny sortit une bouteille de meursault du réfrigérateur et remplit deux verres à vin qu’elle posa sur le comptoir de la cuisine. Une minute plus tard, Esteban la rejoignait avec un sourire et un sac de sushis.

— Ça va, mon amour ? demanda-t-il en l’embrassant dans le cou.

Fanny se blottit contre lui et ferma les yeux quelques instants. Pour la première fois depuis le début de cette affreuse journée, les muscles de son dos se détendirent.

— Tu ne réponds pas… Ce n’est jamais bon signe quand tu ne réponds pas…, constata Esteban en lui caressant les cheveux.

— Marie-Claire est morte.

— Marie-Claire ? Tu veux dire…

— Ma mère.

— Je suis désolé, murmura Esteban en la serrant plus fort contre lui, comment tu te sens ?

Fanny se libéra de son étreinte. Dans ce genre de situation, la douceur d’Esteban lui donnait toujours envie de s’abandonner sur son épaule et de pleurer toutes les larmes de son corps, or elle détestait se laisser aller.

— Triste, même si on ne s’entendait pas, c’était ma mère.

— C’est Angélique qui t’a prévenue ?

— Oui. Enfin, j’imagine, je n’ai même plus son numéro, elle a dû changer de téléphone depuis le temps… Tu te rends compte, je ne sais même pas comment ma mère est morte…

Fanny prit un verre et en avala la moitié d’un trait. Esteban sortit deux assiettes et les boîtes de sushis du sac en papier. Il tendit des baguettes à sa compagne qui les sépara en deux d’un geste brusque pour s’attaquer à leur dîner improvisé.

— Tu veux qu’on aille à l’enterrement ?

— Non… Je veux dire, je peux y aller seule. De toute façon, il va peut-être falloir que je fasse l’aller-retour à Bouville pour le boulot.

Fanny expliqua rapidement à Esteban sa journée catastrophique et sa discussion avec Catherine. Il écouta avec attention.

— Elle n’a peut-être pas tort, à l’époque, toute la France s’était emballée pour l’histoire de Sarah Leroy. Pour toi, c’est une opportunité qui peut te donner une belle visibilité, mes parents peuvent garder Oscar. De mon côté, je fais le tour annuel de mes clients américains…

— Ah oui, zut, j’avais oublié.

Esteban avait monté une entreprise d’import-export de produits espagnols qui fonctionnait très bien. Suite à une levée de fonds importante, il essayait de la développer à l’international.

— Je t’aurais bien proposé de m’accompagner, mais comme c’est aux États-Unis…

Fanny soupira. Elle ne voulait plus aller aux États-Unis. Quelques années plus tôt, une erreur administrative absurde leur avait coûté les vacances à New York que Lilou attendait tant. En arrivant à l’immigration, le passeport de Fanny avait été refusé et on l’avait empêchée d’entrer sur le territoire américain. Ils avaient dû reprendre l’avion dans l’autre sens.

— Depuis quand tu n’as pas revu Angélique ? interrogea Esteban.

— Je ne sais pas, longtemps. Tu sais bien qu’on ne se parle plus vraiment.

— Je n’arrive pas à croire que je n’ai jamais vu ta sœur alors qu’on est ensemble depuis six ans. Elle est comment ?

Fanny haussa les épaules.

— Différente.

— Et ce ne serait pas l’occasion de renouer justement ?

— On n’a rien en commun. Tu devrais aller faire un bisou à Oscar, parfois il attend que tu viennes pour s’endormir.

— Oui, bien sûr. Je vais en profiter pour toucher deux mots à Lilou au sujet de cette histoire d’exclusion, j’ai l’impres­sion que sa nouvelle amie… comment elle ­s’appelle déjà ?